Je ne regarde jamais l'Eurovision ! J'ai un très mauvais souvenir du 25 mai 2002. Je rentrais de la maternité, j'étais épuisée avec un bébé de 10 jours et l'Eurovision s'est invitée dans l'appartement malgré mes vives protestations, essentiellement basées sur le kitsch de ce spectacle. Cependant, comme tous les terriens semblent condamnés à avoir un avis sur le conflit au Moyen Orient, j'ai écouté la chanson d'Eden Golan "Hurricane" [1]. Pour paraphraser Serge Gainsbourg ce texte est un miroir dans lequel je peux me voir. J'y vois aussi le deuil et une manière très intelligente de parler au cœur de toutes les mamans endeuillées, qu'elles soient israéliennes, palestiniennes, ukrainiennes, russes ou françaises.
Regardez-moi dans les yeux
Writer of my symphony
Play with me
Look into my eyes and see
People walk away but never say goodbye
Il y a quelque chose dans le regard des personnes qui ont perdu un être cher. Ce n'est pas toujours de la tristesse, mais une profondeur, un silence, une pause du temps. Certaines regardent le ciel, d'autres regardent leur pied, l'angle n'a pas d'importance. On y voit le reflet, la quête de l'être aimé, parti sans jamais dire au-revoir.
Les deux premiers vers ont été modifiés par rapport à l'original.[2] L'auteur de ma symphonie qui joue avec moi a remplacé les écrivains de l'histoire à mes côtés. Les deux peuvent désigner l'interlocuteur divin ou non qui raconte le drame que j'ai vécu et le deuil. Ça peut aussi être moi-même...
Je ne connaîtrait jamais les causes de la noyade de Sonia [3]. Je n'ai à offrir que des mensonges qui font plaisir en relatant les faits et en laissant à chacun, chacune le choix d'écrire la symphonie la moins douloureuse.
Noir et blanc
Someone stole the moon tonight
Took my light
Everything is black and white
Who's the fool who told you boys don't cry?
La Lune a eu une grande importance dans mon deuil. Je l'ai observée, je m'y suis accrochée, et j'ai compris que je ne connaîtrais jamais la vérité comme on ne voit jamais sa face cachée [5].
J'ai vu des hommes pleurer suite au décès de Sonia. Dernièrement, j'ai trouvé de la sérénité dans le noir et le blanc. [6]
Un jour noir, des roses blanches, une marche blanche, la disparition de la Lune, de ma lumière... Oui, Sonia m'illuminait, il n'y a pas de doutes...
Perte de vie, perte de sens
Dans la version originale, il y a des fleurs (flowers) à la place du renforcement (empowers), et la vie n'est pas un jeu pour les lâches (cowards) et non pas la nôtre (ours).
Hours and hours, empowers
Life is no game, but it's ours
Pourquoi enlever les fleurs ?
Cela fait bientôt 4 ans que je les utilise, à la fois comme dopamine, mais aussi pour répondre plus ou moins à la questions de Sonia sur la biodiversité dans les cimetières.
Si pour les amateurs de jeu vidéo, les chefs de guerre, et tous les lâches qui décident de sacrifier leur jeunesse (c'est dur d'avoir 20 ans, dixit Macron), la vie est un jeu, ce n'est pas le cas quand on perd son enfant, ou que l'on risque sa vie en allant à un concert, en étant sous des bombes ou en faisant face à la canicule.
While the time goes wild
Every day, I'm losing my mind
Holding on in this mysterious ride
Quand on perd son enfant, le temps s'arrête, on compte les jours, les mois, les années depuis le décès. Le deuil modifie le cerveau [8]. Notre monde change. On sait que l'on ne reviendra pas à celui d'avant, que l'on bascule sur un mystérieux chemin.
Rien à cacher
Dancing in the storm, I got nothing to hide
Take it all and leave the world behind
Je me suis vraiment sentie mise à nue avec le décès de Sonia. Je n'ai rien à cacher.
J'ai apprécié quand les proches m'ont raconté des histoires que je ne connaissais pas "La dernière fois que j'ai croisé Sonia, on a parlé de..." et j'ai éprouvé le besoin de raconter la sienne, de partager des photos, ce que bien sûr, je ne ferai pas si elle était encore là.
Pendant longtemps, j'ai laissé le monde tourner. Il pouvait s'écrouler, cela n'avait pas d'importance ! J'ai mis plus d'une année à m'intéresser de nouveau à la vie de la cité, comme dirait Platon. Comment une chanson sur le deuil peut-elle être accusée d'être politique ?
Brisée par cet ouragan
Baby, promise me you'll hold me again
I'm still broken from this hurricane
This hurricane
Le départ de Sonia a été un ouragan, surtout au niveau des émotions, et ça l'est toujours, même si la tempête souffle moins souvent, moins fort. Le deuil n'est pas une maladie. On est brisée par cet ouragan, et on le demeure.
Living in a fantasy
Ecstasy
Avoir des choses auxquelles se raccrocher, des histoires de fantasy, comme celles de Peter Pan ou de petit oiseau blanc m'ai aidée. [9]
Everything is meant to be
We shall pass, but love will never die
L'amour, qui ne fait que se renforcer après le décès. Ce lien fort permet de survivre dans l'ouragan [9].
Les paroles peuvent être interprétées d'une manière différente, comme tout ce qui concerne le deuil... Pour ma part, je sais que l'Eurovision est politique depuis que je suis au CP. Dans la cour d'école, tout le monde chantait :
Comme un enfant, aux yeux de sorcière,
Qui voit passer, Giscard en vélo.
Comme le vélo, n'a pas de lumière,
Il est rentré dans un poteau.
Comme le poteau était électrique,
Il a fini tout déshabillé,
Comme sa culotte n'a pas d'élastique,
Il s'est caché, dans un fossé (je ne suis pas très sure de cette fin...)
On en avait un peu ras le bol d'entendre l'oiseau et l'enfant en boucle... De là vient peut-être mon aversion pour l'Eurovision.
- E. Golan, Hurricane (avec sous-titres en français)
- F. Gall, Poupée de cire, poupée de son, 1965
- דורית אסרף מזרחי, Israeli creation in controversy, 02/2024
- E. Piotelat, Un étrange hommage, 07/2020
- E. Piotelat, Through the Moon, 10/2020
- E. Piotelat, Seeing the body (46), 04/2024
- E. Piotelat, Retrouvailles, 10/2021
- E. Piotelat, Deuil et cerveau, 02/2022
- E. Piotelat, Tant que l'on raconte son histoire, 07/2020
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