Attaque par déni

 Ce mois-ci, le sujet de l'atelier d'écriture [1] porte sur un extrait du livre de Jim Beaver "Life that's way : a memoir" [2]. En 2004, son amour, Cecily Adams meurt d'un cancer et le laisse seul avec Madeline Rose, née en 2001 et atteinte d'autisme. L'acteur avait pris l'habitude d'envoyer chaque soir un email à la famille et à ses amis pour les tenir informés de l'évolution du cancer de sa compagne et des progrès de leur fille.

Est-ce que quelqu'un sait où je peux trouver une copie des règles des pensées, des sentiments et des comportements dans ces circonstances ? Il semble devoir y avoir quelque part un livre dictant la manière exacte dont on doit répondre à une perte comme celle-là.  

A partir de l'extrait ci-dessus, Megan Devine nous propose de rédiger ce guide, ou du moins de répondre aux centaines de questions qu'elle reçoit de personnes qui viennent de perdre l'amour de leur vie.  En 21 mois [3], la chose la plus importante que j'ai comprise est de ne pas juger une personne endeuillée, juste d'être là et de respecter ses choix, ses gestes, ses croyances... C'est normal de pleurer. C'est normal de ne pas pleurer.


Des événements récents m'amènent à évoquer ici un aspect très douloureux du deuil : le déni des autres. 

C'est pas possible ! 

Il y a tout d'abord le déni poli de la personne qui apprend le décès : 

- Au fait, comment va ta fille ?

- Elle est décédée le 26 juin 2020

- Non, c'est pas vrai ! C'est pas possible ! 

Ce genre d'échange est souvent mêlé de culpabilité. J'aurais dû envoyer un faire-part de décès. J'ai eu tort de croire que l'information avait circulé dans la ville, dans l'université, sur les réseaux sociaux... A chaque fois que j'annonce ainsi le décès de Sonia, je replonge dans le jour de la marmotte, je revis ces premiers jours douloureux. Il me faut bien 24h pour retrouver une activité normale, et un bon mois pour avoir assez de recul afin de rire plus ou moins de cet improbable échange. 

Je ne suis pas un assassin

Dans ce déni incrédule, il n'y a pas de volonté de me blesser ou d'utiliser un bouclier qui rejetterait toute la culpabilité sur moi. Par exemple quand Macron répond aux accusations d'assassin par "j'ai remboursé des lunettes" ou quand il dit "Nos vies valent plus que leurs profits", il semble évident qu'il cache les morts, qu'il les enterre, qu'il ne veut pas qu'on les nomme, qu'on les énumère.  Alors bien sûr, si Sonia est décédée sous le mandat de Macron, elle le serait peut-être aussi si Le Pen avait été élue présidente en 2017. N'ayant voté ni pour l'un, ni pour l'autre à l'époque, je ne peux pas m'en vouloir d'avoir favorisé un président qui a volontairement choisi de sacrifier sa jeunesse. 

Si je voulais faire un inventaire à la Prévert des morts sous le mandat de Macron, il y aurait : 

  • Samuel Paty dont la famille vient de déposer une plainte contre 2 ministères [4]
  • Yvan Colonna, dont la famille attaque l'état en justice [5]
  • Un certain nombre d'étudiants  ; même l'université Paris Saclay est incapable de savoir combien sont décédés en 2020/2021 [6]. La ministre a reconnu qu'il y avait des décès mais s'est dégagée de toute responsabilité en parlant de mort multi-causale [7]
  • 140 000 morts du COVID. Là encore, il ne s'agit pas de dire "Macron assassin". Un autre n'aurait peut-être pas eu un meilleur bilan, et ses prédécesseurs sont aussi responsables des problèmes de l'hôpital public. 
  • 36 soldats décédés au Mali depuis juin 2017 (et 22 avant) 
  • 11 gilets jaunes décédés
Si "Nos vies valent plus que leurs profits", de quelles vies s'agit-il ? Celles des étudiants ? Celles des enfants asthmatiques dans les écoles sans purificateurs d'air ? Celles des personnes âgées en EHPAD ? Celles des gilets jaunes ? Celles des enseignants ?  La mort n'étant pas un bon argument de campagne, c'est plus simple d'ignorer toutes les morts dans son bilan. 

Ce déni là pourrait ressembler à celui que j'ai pu avoir en répondant à la question "ça va ?" [10]

- Au fait, comment va ta fille ?
- Elle n'a pas pu aller chercher ses nouvelles lunettes le 26 juin 2020 à midi. 
- Grâce à Macron, en 2022, ses lunettes auraient été remboursées. Oh tiens, tu as vu, il y a un bonbon sur la table de cet amphi... Et puis, les islamo-gauchistes à l'université, c'est un problème. 

Attaque en utilisant le déni

Pire que le déni poli ou le déni politique, j'ai reçu l'information suivante le 15 mars [3] : 
Monsieur D conteste la validité du certificat de décès de Sonia.
Avec le recul, cela peut prêter à rire en regardant Kaamelott et en faisait des origamis [8], mais sur le coup, j'ai vécu cela comme une attaque d'une rare violence. 


Pourquoi est-ce qu'une mère annoncerait le décès de sa fille alors qu'elle est vivante ? Pour la protéger ? De quelle menace ? De Poutine ? Du groupe Wagner ? De djihadistes au Sahel ? A ce jour, je n'ai toujours pas eu de réponses à mes multiples interrogations. Ce déni reste inexpliqué. 

Chaque fois que j'ai annoncé de manière plus ou moins brutale le décès de Sonia à quelqu'un qui me demandait des nouvelles, passé le jour de la marmotte, il y a eu des échanges, souvent sympathiques et remplis d'excuses. Je n'aurais pas dû te poser la question comme ça, j'aurais dû t'informer plus tôt, etc, etc...  Le déni "poli" correspond à quelques heures douloureuses de part et d'autre, des vrais condoléances, dans le sens où la peine est partagée. 

Nier la validité du certificat de décès, c'est nier aussi ma douleur et celle de tous ceux qui ont aimé et apprécié Sonia. 


Dans les premiers ouvrages feuilletés après le décès, j'avais découvert l'existence de charognards, c'est-à-dire de gens qui allaient essayer de tirer profit d'une manière ou d'une autre de l'état de fragilité dans lequel j'étais, ou de ma colère. J'avais eu confirmation de cela en lisant les témoignages des rescapés des attentats [9]. Mais jamais je n'aurais imaginé recevoir un tel coup d'épée... Comme Jim Beaver, je pense qu'un guide expliquant "Attention, certains pervers vont remettre la mort en cause" aurait pu m'être utile !  

Bon courage aux proches de Samuel Paty et d'Yvan Colonna ! Nous n'avons pas à les juger, juste à les respecter, à les soutenir, même si leur chagrin est difficile à observer. 

  1. E. Piotelat, 10 mois, 04/2021
  2. Jim Beaver "Life that's way : a memoir", 2010
  3. E. Piotelat, 21 mois, 03/2022
  4. Assassinat de Samuel Paty : la famille de l'enseignant dépose plainte contre les ministères de l'Intérieur et de l'Éducation nationale, France Info
  5. La famille d’Yvan Colonna attaque l’Etat en justice, Le Monde
  6. E. Piotelat, Monsieur le président, 01/2021
  7. E. Piotelat, Cher étudiant fantôme, 01/2021
  8. E. Piotelat, Tomoko Fuse, 04/2022
  9. E. Piotelat, Autour de la mort..., 08/2020
  10. E. Piotelat, Entropie, 09/2020

Commentaires