Sadique cosmique

Depuis le décès de Sonia [1], ce blog est devenu plus intime. Il s'est transformé en carnet d'observation, avant tout des hypothèses liées à sa disparition avec des tonnes de "Et si", de "pourquoi". 

  • Et si certaines épreuves de partiels ne s'étaient pas déroulées dans d'aussi mauvaises conditions [2] [3][4]  ?
  • Et s'il avait fait moins chaud en ce mois de juin [5][6] [7]  ?
  • Et si Sonia n'avait pas été victime de discrimination [8] [9] ? 
  • Et si j'avais été moins égoïste, si j'avais enlevé le verrou de la porte de la salle de bain [10] [11] ? 

Je ne suis plus celle que j'étais. Mes lectures ont changé, mes projets aussi. Cette semaine, j'ai découvert que quelqu'un d'autre avait constaté aussi qu'il basculait dans un autre monde après le décès de celle qu'il aime : C.S. Lewis. [12]


Je l'ai découvert grâce à un extrait de l'essai "A grief observed" partagé par Megan Devine :

“S'en remettre trop vite ? Les mots sont ambigus. Dire qu'un patient se remet d'une opération quand on lui a enlevé l’appendice ou quand on l'a amputé d'une jambe n'est pas la même chose. Après cette opération, le moignon blessé guérit ou la personne meurt. S'il est soigné, la douleur féroce et continue va stopper. A présent, le patient va récupérer sa force et être capable de marcher avec sa jambe de bois. Il s'en est remis, mais aura probablement des douleurs récurrentes pendant toute sa vie, et il sera toujours une personne avec une seule jambe. Il n'y aura que peu de moments où il va oublier cela. Prendre un bain, s'habiller, même être au lit, sera complètement différent. Toute sa manière de vivre sera changée. Toute sorte de plaisirs et les activités qu'il pensait assuré de pouvoir faire seront proscrites.  Ses tâches aussi. Actuellement, j'apprends à me déplacer avec des béquilles. On devrait peut-être me fournir une jambe de bois. Mais je ne devrais plus jamais être un bipède". 

Le nom me disait quelque chose... C.S Lewis est l'auteur des chroniques de Narnia. Je n'en étais pas très fan, mais Sonia adorait quand elle était enfant. J'ai retrouvé avec plaisir le DVD du film qui a été tiré des 7 romans. Comme j'aimais beaucoup l'analogie avec l'unijambiste, j'ai acheté l'essai. Il l'a écrit en 1961 suite au décès de sa femme Hélène (qu'il nomme H), mais sous pseudonyme. Finalement, plusieurs personnes lui ayant conseillé de le lire en lui disant que ça l'aiderait dans sa période de deuil, il a avoué qu'il en était l'auteur et l'a publié sous son vrai nom. 

Il a été traduit en français en 1970 sous le titre "Apprendre la mort". J'avais déjà souligné que "Grief" pouvait se traduire par "deuil" mais aussi "chagrin" [14]   Après un mois d'atelier d'écriture sur le sujet, je pense que la traduction n'est pas si importante. Grief a la voix d'un oiseau ou de Pétain [15]. La petite Sonia qui adore inventer des mots, me souffle à l'oreille : c'est un "tchikenhague" [16]. 

Un tchikenhague observé ( a Grief observed)

Comme j'ai parlé beaucoup de Sonia dans ce blog, C.S. Lewis parle beaucoup de H. Mais il parle aussi de dieu, ce que je n'ai pratiquement pas fait ici. J'ai d'ailleurs reçu deux longues lettres de proches religieux auxquelles je n'ai pas su répondre, si ce n'est en versant quelques larmes et en disant merci. 

Quand il parle de dieu, il parle d'amour, et il compare l'amour pour sa femme à son amour de croyant. Il regrette de n'avoir pas de photos nette de H. mais se dit que si c'était le cas, cela fausserait la réalité. Il aimerait la photo, et non pas H. Pour lui, c'est le même processus que pour dieu. Avoir une image change un peu la donne... 

Observation d'un tchikenhague avec photo de Sonia

Alors que grâce à Mila, la France entière débat d'un doigt dans le cul d'un dieu, C.S. Lewis en parle comme d'un sadique cosmique. Il ne lui a pas pris sa femme pour le mettre à l'épreuve, non. Qui n'a jamais eu peur du dentiste ? Qui n'a jamais ressenti de la douleur avant d'y aller ou dans son cabinet ? Le sadique cosmique nous inflige aussi peur et douleur, mais pour que l'on soit comme en sortant de chez le dentiste après. Sans douleur, pas de guérison. 

C.S. Lewis reconnait aussi que ça soulage d'insulter dieu. Et comme de toute façon il sait tout, peu importe qu'on l'insulte tout haut ou que l'on garde nos pensées secrètes. Lui il sait...  

Admettons que ce sadique cosmique ait rappelé Sonia à lui juste pour m'infliger une douleur pour que je sois une meilleure personne [10] [11] qui n'a plus mal aux dents. Est-ce que ça supprime tous les "et si", les "pourquoi" [2] [3] [4] [5][6] [7] [8] [9] ? Est-ce que ça résout le problème de la crise climatique comme quand un expert du GIEC fait la promotion de la ligne 18 qui détruira les terres agricoles du plateau de Saclay [17] ? A la fin de la conférence j'ai demandé si la mort de Sonia pouvait être liée au réchauffement climatique [5][6] [7]. Je n'ai pas posé la question aussi directement, nul besoin d'exhiber mon moignon ou ma jambe de bois, j'ai juste demandé s'il y avait un impact sur la santé en évoquant la canicule de 2003. Il a répondu que 800 ppm de carbone n'avait jamais tué personne, que ce n'était pas toxique. De là à penser que le climatologue se fiche éperdument de la mort à partir du moment où le béton lui permet d'aller au boulot en vélo, et que le métro s'arrête devant la porte de son labo, il n'y a qu'un pas...    

Futur tchikenhague observé sur le plateau de Saclay

Cet alien sadique n'apporte aucune réponse à la vie, l'univers et le reste. Il se contente de balayer la question, ce qui ne peut me satisfaire, ni m'aider à trouver le repos. 

En revanche, est-ce que je n'adore pas Sonia comme certains adoreraient un dieu ? C'est-à-dire, est-ce que l'image que j'en dresse au fil des jours ne s'apparente pas à celle que les adeptes font d'un être imaginaire qui dicte des lois ? 

Par exemple, quand je vais au cimetière, ce n'est pas pour lui parler. Même s'il y a ses cendres sous le monument, ce n'est pas "elle". Mais j'ai en tête notre conversation pendant le confinement à propos des urnes funéraires recyclables ou contenant une graine, un arbre, etc... Quand je vois du mucus sur une fleur, je me dis que j'ai contribué à la biodiversité sur Terre. N'ayons pas peur des échelles ! 

Observation du tchikenhague avec mucus


Comme un dieu impose à un fidèle de ne pas manger ceci, les échanges avec Sonia m'encouragent à arroser des fleurs. Comme le sadique cosmique impose des douleurs à ses fidèles, les convictions de Sonia me poussent à apprécier les pétales dévorés. Bon, ce n'est pas très douloureux non plus... Si jamais on trouvait une planète avec des plantes, ces signatures biologiques nous prouveraient que la vie existe puisqu'il y a des trucs qui bouffent la flore. Ce serait une grande découverte pour l'humanité. 

Cela étant dit, ma préoccupation pour la biodiversité est juste différente de celle qui était la mienne les précédentes années. Il y a toujours eu des fleurs sur mon balcon et Sonia a toujours planté tout ce qu'elle pouvait, que ça réussisse ou non. Je voulais que ma fille puisse vivre longtemps sur cette planète, pas que sa tombe soit un hôtel-restaurant avec terrasse pour les insectes, limaces et diverses bestioles de passage.

Comme certains verraient un signe de dieu dans les visites de la libellule [18] ou du rouge gorge [19], il m'est arrivé de penser à une espèce de "coucou" par sms de Sonia, un peu à la manière de la réincarnation en Inde.  Mais cette pensée a été vite chassée par l'idée de visiteurs, comme ce petit mulot aperçu alors que j'allais chercher de l'eau. 

Mulot

Alors que certains pourraient être horrifiés, j'ai été surprise que ce mulot soit dehors en plein jour et ne s'enfuie pas quand je m'approchais pour le photographier. L'explication rationnelle est qu'il était bien trop occupé à manger, qu'il a l'habitude de sortir de jour au cimetière parce qu'en général il n'y croise pas trop d'humains et que moi-même, j'étais plutôt immobile et silencieuse, ce qui fait qu'il n'a pas été gêné par ma présence.  

Dévoreur de tchikenhague

Le mulot m'a rappelé une visite à la citadelle de Besançon avec Sonia en 2013. Il y a un noctarium ou le jour et la nuit sont inversés afin que l'on puisse observer des rongeurs [20]. Dans son essai, C.S. Lewis s'inquiète de la mémoire de H., des souvenirs qu'il falsifie peut-être avec le temps. Il conclut que l'on ne voit pas bien quand on a les yeux mouillés de larmes et que c'est quand le chagrin s'estompe, que l'on pense s'être remis de l'amputation que les souvenirs reviennent plus distincts. Je crois que Sonia avait inventé le mot tchikenhague à 3/4 ans,  bien avant que je rédige le billet de blog en 2011 [16] dans le seul but d'éduquer Google (avec son soutien). Il m'est revenu en mémoire aujourd'hui alors que j'avais commencé à écrire schmillblick comme traduction du mot "grief".  

J'aime l'imagination de Sonia ou sa manière de défendre la biodiversité. Ce n'est pas une image en mémoire, une photo travestissant la réalité, c'est comme l'amour quelque chose qui reste, même après la mort. Alors oui, je sens ma jambe de bois même en regardant un mulot. La douleur n'est pas toujours là... et je me réserve le droit de faire ce que je veux de mon doigt face au sadique cosmique. J'admirais le courage de Mila avant. Aujourd'hui, une déesse m'encourage à la soutenir ! 


  1. E. Piotelat, A Sonia, 06/2020
  2. E. Piotelat, Un étrange hommage, 07/2020
  3. E. Piotelat, Cher étudiant fantôme, 01/2021
  4. E. Piotelat, Monsieur le président, 01/2021
  5. E. Piotelat, Suicide climatique, 08/2020
  6. E. Piotelat, Canicule post traumatique, 08/2020
  7. E. Piotelat, La grâce et les ténèbres, 11/2020
  8. E. Piotelat, L'école élémentaire des Avelines, 09/2020
  9. E. Piotelat, Violence aux Ulis, 05/2021
  10. E. Piotelat, Egoïsme maternel, 08/2020
  11. E. Piotelat, Echec et mère, 02/2021
  12. C. S. Lewis (site officiel)
  13. Refuge in grief
  14. E. Piotelat, C'est OK que tu ne sois pas OK, 04/2021
  15. E. Piotelat, La voix du deuil, 05/2021
  16. E. Piotelat, L'art du tchikenague, 07/2011 
  17. A. Mazaud, wébinaire "LE CLIMAT AU FIL DU TEMPS : PASSÉ, PRÉSENT, FUTUR", 06/2021 
  18. E. Piotelat, 2 mois, 08/2020
  19. Cimetière paysager de Bures le 9 avril
  20. Noctarium de la Citadelle de Besançon

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