C'est OK que tu ne sois pas OK

 Je viens de terminer un livre incroyable "It's OK that you're not OK !" de Megan Devine [1]. Le sous-titre est "Meeting Grief and Loss in a Culture that doesn't understand" qui est traduit par Google par "Rencontrer le chagrin et la perte dans une culture qui ne comprend pas." Mais si j'enlève le verbe "Meeting" (Rencontrer), Google traduit le reste par "Deuil et perte dans une culture qui ne comprend pas".


Le livre n'existe pas en français, et c'est peut-être pas plus mal de le lire en anglais, ne serait-ce que pour améliorer mes connaissances. La langue anglaise possède plus de mots que la langue française autour de la mort. Par exemple, mourning me semble bien plus proche de la réalité qu'une expression comme "faire son deuil".  

Selon le contexte, grief peut être traduit par la douleur, le chagrin, la peine, le malheur, l'amertume. Ce n'est pas la même chose que sorrow qui peut aussi être traduit par la douleur, le chagrin, la peine, la tristesse, l'affliction... Dans la suite de ce billet, je vais utiliser chagrin quand Megan Devine utilise grief, ce n'est peut-être pas le bon mot, mais idéalement, il ne faudrait pas traduire.  


Amour et chagrin

Le grand message du livre, c'est que le chagrin (grief) est lié à l'amour de la personne disparue. 
There is nothing wrong with grief. It's a natural extension of love. 
Il en découle que l'on ne le répare pas comme un jouet cassé, et que ça n'a rien à voir avec une maladie qu'il faudrait soigner, ou quelque chose qui nécessiterait des théories. L'amour ne disparaît pas après la mort comme l'ont si bien écrit Jean-Louis Trudel [2] ou Anna de Noailles |3], au contraire. Le chagrin n'a aucune raison de partir, et on n'est pas obligé d'afficher un sourire, même si la société nous le demande.
 

Expliquer la douleur dans le deuil par l'amour, permet aussi de comprendre qu'il est impossible de comparer le chagrin d'une autre personne ayant connu un drame terrible avec le mien. Cela reviendrait à comparer l'amour que cette personne a pour sa sœur, sa mère, son épouse, sa fille avec l'amour que j'ai pour Sonia. 



Sincères condoléances (et arrête de chialer)

Avec beaucoup d'humour, Megan Devine passe en revue les messages de condoléance, qui sont tous à ranger soit dans la catégorie des platitudes, soit dans celle du couteau dans la plaie. Par exemple quand quelqu'un dit ou écrit "Je ne peux pas imaginer ta peine"... et bien justement, c'est ce qu'il est en train d'essayer de faire.  

A beaucoup de messages de condoléances, il manque une partie implicite, un impératif du genre "arrête de chialer".   Par exemple "Elle repose en paix maintenant, cesse de pleurer". "Dieu l'a rappelée à lui, arrête de chouiner". "Elle ne souffre plus, arrête de te sentir si mal". Le chagrin étant une extension de l'amour, cela revient à dire "oublie la", "arrête de l'aimer". Et justement,je ne peux pas, je ne veux pas oublier Sonia, ou que d'autres refusent de dire son nom par peur de... De quoi au fait ? Que j'y pense ? Eh bien comme je pense toujours à elle, parler d'elle, prononcer son prénom ne peut me faire que du bien.  


Avec le recul, je pense que les personnes qui m'ont le plus aidée, sont celles qui m'ont raconté des souvenirs, des anecdotes avec Sonia. Et puis je ne remercierai jamais assez celles qui ont simplement été présentes sur la durée, qu'il s'agisse de commentaires sur ce blog, de coups de fil, de sms, ou simplement de petits cœurs postés ici ou là. 

Les étapes du deuil de Kübler -Ross

J'avais déjà remarqué que les "étapes du deuil" ne correspondaient pas du tout à ce que j'ai vécu suite au décès de Sonia. L'image de la radioactivité avec des noyaux qui se désintègrent me semblait plus juste [4]. Pas la peine d'aller voir une psy qui trouvera que l'on ne franchit pas assez vite les étapes du deuil ou nous conseillera psychologie positive ou yoga du rire. 

Elisabeth Kübler Ross a développé cette théorie en 1969 en observant des gens à qui on annonçait qu'ils allaient mourir. Beaucoup de thérapeutes ont interprété cela comme une série d'étapes par lesquelles toute personne en deuil passait. Or plusieurs années après, Kübler Ross a regretté d'avoir présenté ainsi sa théorie, qui pour elle n'avait rien de linéaire ni d'universel. Pour elle, cela visait à réconforter les gens en leur disant que c'était normal de ressentir de la colère après l'annonce du diagnostic, pas de créer une cage en leur disant qu'ils devaient forcément ressentir ceci ou cela. 

Notre culture ne veut pas entendre qu'il y a des douleurs qui ne se guérissent pas. Comme dans "Over the Moon", dans beaucoup de scénarios, le personnage principal en sort toujours grandi après avoir vécu de terribles événements [5]. 

Et si les messages de condoléances poussent à arrêter de pleurer, si la culture nous pousse à être "OK", c'est aussi que la douleur d'une personne endeuillée est insupportable pour les témoins. 

Le champ de mines

Un des amis de l'auteur travaillait à la reconstruction environnementale des sites d'exploitation minières. Il faut une étude approfondie de ce qui est pollué et détruit par l'exploitation, avant de voir le retour des écosystèmes des dizaines d'années plus tard. Cet ami dit que les personnes qui voient les paysages restaurés pour la première fois ne se doutent pas de ce qui s'est passé. Ceux qui ont travaillé à cette restauration, qui savent ce qui se cache derrière ce nouveau terrain voient toujours les cicatrices. 

La vie après la mort d'un proche ressemble à cela. Elle n'a rien à voir avec la vie avant et ceux qui sont au courant du drame voient les cicatrices. Megan Devine utilise aussi l'image d'un pont, pour illustrer un aller-retour incessant entre le chagrin et ce qu'exige notre culture. Par exemple, la ligue des optimistes a choisi d'utiliser #lundifleuri et de poster des fleurs sur les réseaux sociaux. Ça m'amuse beaucoup de me livrer à ce jeu, mais sans dire où sont prises les photos. Aujourd'hui, je suis même allée jusqu'à parler de Sonia au présent. 


Voltaire écrit que... Nietzsche pense que... Sonia trouve que... Barbara chante... 

Les idées, les opinions sont comme l'amour. Elle ne disparaissent pas. Un enfant peut tomber sur ce tweet en cherchant des avis sur Lady Bug (Miraculous) et n'a pas besoin de savoir que Sonia est décédée. C'est ce que notre culture attend de nous, que l'on soit positif en postant des photos de fleurs et en s'exprimant au présent. 

L'image du pont entre deux mondes correspond de plus en plus à ce que je fais... 

Par exemple, toutes les photos de ce billet de blog sont celles de la tombe de Sonia. 


Et forcément, quand je vois une fleur qu'il s'agisse d'un pissenlit ou d'une tulipe, je pense soit aux bouquets que m'offrait Sonia quand elle avait 2 ou 3 ans, soit à sa tombe.  Cela ne signifie pas  que je suis triste, parce que les souvenirs de promenades dans les prairies fleuries sont très agréables. Et même si une photo de fleur postée par la ligue des optimistes me rend nostalgique, ce n'est pas un problème à résoudre. Cette tristesse n'est pas douloureuse, elle s'apparente à de la mélancolie. Dans Over The Moon [5], Chang'E se réfugie dans The Chamber of Exquisite Sadness. Si l'on n'attend pas qu'une fillette y reste, peut-être que pour un adulte, c'est un endroit pour se ressourcer et créer de magnifiques œuvres tristes, comme cette "lettre de ma fille pour le 4ième anniversaire de sa mort" [6]. 

Le livre propose plein de petits exercices (comme ajouter "arrête de te sentir si mal" à la fin des messages de condoléance). L'auteur donne des petits trucs qui peuvent être utiles à tous. Par exemple en cas de crise de panique, on peut rechercher ce qui est de couleur orange dans notre environnement. Il y a beaucoup d'aspects que je n'ai pas évoqués, comme l'importance de l'art ou les problèmes de mémoire et de concentration. Il m'a vraiment fait du bien et confortée dans l'idée que j'allais encore beaucoup parler de Sonia sur ce blog. Que je le veuille ou non, son amour occupe ton mon cerveau. 


  1. M. Devine, "It's OK that you're not OK !", 2017
  2. JL Trudel, Sonnet pour Sonia, 06/2020
  3. E. Piotelat, L'honneur de souffrir, 12/2020
  4. E. Piotelat, Bon 7 janvier, 01/2021. 
  5. E. Piotelat, Over the Moon, 11/2020
  6. J. Dooley, A Letter From My Daughter on the 4th Anniversary of Her Death, 03/2021

Commentaires

Emmanuelle a dit…
Sonia est là, partout, dans ton souvenir, dans ta vie, dans ton appartement. Celles et ceux qui n'osent pas prononcer son nom ont peur de ta peine, peur de ne pas savoir y répondre. Bien souvent, face au deuil, on ne sait pas quoi dire. Sauf que la société nous impose de dire quelque chose, mais quoi ?
Cette peine que vit l'Autre fait bien souvent écho aux nôtres (ou pas pour de rares chanceux et tant mieux), c'est dur d'accepter qu'on est triste, que l'Autre l'est, qu'on n'y peut rien, que c'est ok d'être juste là, de pleurer ou pas, d'écouter ou de juste dire "dis moi quand tu as besoin de moi".
Ca veut dire accepter qu'on est impuissant face à la tristesse et à tout cet amour...
Sonia vit à travers ce que tu racontes d'elle, à travers les souvenirs que nous en avons tous et toutes, et toutes ces petites choses qui nous rappellent les bons moments.
Tu as raison, "c'est ok que tu ne sois pas ok", cette phrase est magique et pleine de respect...
Elisabeth a dit…
Le livre date de quelques années mais au-delà du deuil, il peut être utile pour traverser la période que nous vivons. Plus de 421 morts aujourd'hui en France à cause du SARS-Cov2. Les proches ne sont pas OK, surtout quand on voit qu'il n'y a eu que 20 morts au Royaume-Uni et que les pays (Vietnam, Australie, etc..) qui ont appliqué la stratégie zéro-COVID ne comptent aucun décès. Pour les écoliers, les collégiens, les lycéens et leurs familles, c'est aussi OK de ne pas être OK quand on voit l'incapacité du système éducatif de s'adapter à l'enseignement à distance.
Nathalie FT a dit…
Oui nommer la peine avec d'autres mots, dans une autre langue, c'est ce qu'une auteure américaine appelle la granularité émotionnelle. En pratique cela donne encore plus de nuances aux émotions et aux sentiments. Les fleurs et les bons moments, c'est une belle association et oui l'amour est vivant et bien là. La gêne c'est celle d'une société qui ne regarde plus la mort en face, qui la nie. Quand j'avais monté un atelier sur le deuil j'avais lu Bernard Crettaz et ses cafés mortels en Suisse, il évoquait la tradition de mettre de côté ce qu'il faut pour un repas de funérailles le jour de la naissance..