Cher étudiant fantôme

Salut à toi qui n'existe pas,
Salut à toi qui n'a aucun avenir; 

Je ne vais pas te parler de l’Hellébore que j'ai déposée sur la tombe de ma fille ce midi. 

Sonia, tu la connais, elle était peut-être juste un peu en avance sur toi. En juin dernier, on l'a retrouvée noyée dans son bain [1]. C'était un vendredi. Elle attendait les résultats de la seconde session des partiels. Le lundi suivant, débutait la session de rattrapage. Elle avait eu des profs cool, qui avaient compris la situation des étudiants, et des connards, pervers, narcissiques, boomers qui jouaient avec les nerfs et le stress en ne communiquant pas les notes à temps, en demandant de scanner un devoir écrit à la main ou de faire des graphiques dans un fichier word [2]... Bref, Sonia était dans le même état que toi et tu sais mieux que moi ce que cela veut dire. 

Non, ce que j'aimerais faire, c'est essayer de trouver une lumière. Pas un gros truc, non... Juste la flamme d'une bougie qui pourrait te donner espoir pour que tu ne te suicides pas ou pour réduire ton stress et tension afin que tu ne fasses pas de malaise dans ton bain, Ta mort ne servira à rien. La ministre dira qu'elle est "multi-causale" [9].  Cette réponse à l'excellente question de la députée Karine Lebon  m'a mise hors de moi. Ça fait 6 mois que je rumine des "et si...". J'en suis arrivée à "Et si Sonia n'était pas morte au mois de juin, elle parlerait de mettre fin à ses jours maintenant." Quelque part, en lisant ton témoignage, je me rassure en me disant que Sonia ne souffre pas, ne souffre plus. 

Si tu étais un soldat pendant la première guerre mondiale, ce serait facile pour moi de te trouver une lumière. Je te dirais que tu es une fleur, comme ce kalanchoé, que tu es embourbé dans une tranchée pour défendre la nation, ou alors à bord d'un des tous premiers avions qui préfigurent une grande avancée pour le transport. Si tu es une femme dans une usine, je te dirais que là aussi, tu es en train de révolutionner le monde même si tu en as mare de faire toujours les mêmes gestes. Si tu meures, dans un siècle, il y aura des gens qui mettront un petit drapeau sur ta tombe, qui inscriront ton nom sur un monument. 

Contrairement à l'hellébore, le kalanchoé ne supporte pas le gel.  Or le gel, c'est ce que tu subis depuis près d'un an. Même en approchant une bougie, au bout de quelques jours, la situation est devenue critique. Il semblait possible de sauver quelques feuilles, de la même manière que tu sauves les meubles en réussissant quelques épreuves, ou que la sinistre fait la fière devant un amphi de 10 étudiants qualifiés de fragiles qui sont rentrés comme ce kalanchoé. 


Alors oui, la mort de ce kalanchoé, comme celle de Sonia ou ta dernière tentative de suicide est "multi-causale". S'il était resté chez la fleuriste... Si je ne l'avais pas mis sur la tombe de Sonia... S'il n'avait pas gelé, si la bougie avait été plus proche, et si , et si, et si... J'ai commencé à couper les fleurs dans l'espoir que les feuilles restent en vie, puis j'ai fini par tout couper dans l'espoir que les racines ne soient pas mortes. 


Un kalanchoé, tout le monde s'en fiche, comme de la mort d'une étudiante. Les camarades de promo sont tristes pendant quelques jours. Leur moral déjà très bas dégringole. Eux aussi sont des kalanchoés qui luttent pour ne pas perdre leurs racines quand tout est gelé. Les parents se sentent coupables, responsables... Je m'en veux d'avoir essayé de rassurer Sonia en lui disant que l'échec n'était pas grave, que si elle devait recommencer un semestre, une année, elle s’épanouirait dans une période plus favorable, quand le gel de l'économie aura disparu. Quand on a 20 ans, un an, c'est long, bien plus long que quand on a 30 ou 50 ans. Personne ne compte les étudiants morts depuis le début de la pandémie, quelle qu'en soit la cause. Personne n'en parle. Mais bon, je ne vais pas te dire de ne pas mettre fin à tes jours parce que ta transformation en vrai fantôme ne fera pas la moindre vague, que si tu as un message, on l'entendra mieux si tu le lis que si tu le laisses. Non, je t'ai promis une bougie... 


Quand j'avais 20 ans, j'étais en prépa [3]. J'ai retrouvé mes cours de maths. Je peux les comparer aux notes prises par Sonia pendant le confinement.  Quand Sonia me parlait de TD de maths à 50, je réalisais que lorsque nous étions en colle, 3 élèves au tableau avec un prof de maths qui nous stressait en nous disant que nous étions nuls mais qui voyait très bien ce que nous ne comprenions pas et nous expliquait, nos formations n'avaient rien à voir.  Ce qui me faisait tenir, ma bougie à moi, c'était de de construire des vaisseaux spatiaux. 


Si tu étais en Chine, je pourrais t'offrir plein de bougies, en te parlant de la mission Chang'E 5 qui a ramené des échantillons de la Lune, ou du radiotélescope FAST. Je pourrais te parler d'intelligence artificielle sans évoquer les problèmes éthiques de reconnaissance faciale que tu connais bien si tes enseignants t'obligent à utiliser Zoom [4].


Mais là, comment te convaincre que j'ai besoin de toi, que la Terre a besoin de toi ? Lors du premier confinement, Sonia et moi avions une grande bougie, un grand espoir... Le monde allait changer, la pollution allait diminuer, les tondeuses allaient laisser les pâquerettes fleurir et favoriser la biodiversité. [5] Hélas, comme l'a dit si justement et si tristement Houellebecq, le monde d'après fut le monde d'avant mais en pire [10]. Un psychiatre propose aux jeunes de trouver une bougie dans la créativité [6]. Ça ne marche pas. Les fan-fictions de Sonia "The Adoptees" [7] et "The Unwonded" [8] n'ont pas changé son destin. 


Je ne sais pas où trouver une bougie pour te donner espoir, te faire croire à la fin de cette période de gel, te dire que tes racines sont fortes et que le kalanchoé survivra. Peut-être d'ailleurs qu'il faut que je jette le kalanchoé et regarde la petite plante qui pousse à côté, sans doute une graine de tournesol que les corneilles ont déposé là ? Comme dans Jurassic Park, la vie trouve toujours un chemin... 


Cette absence de bougie, cette impossibilité de se projeter dans un avenir proche, personne ne l'a vécue avant toi, aucun soldat de 14-18, aucun réfugié d'une guerre ou d'une catastrophe quelconque. Le miroir te renvoie l'image d'un fantôme devant son écran, d'un étudiant qui ne devrait pas se plaindre, mais tu es un héros qui affronte ce qu'il y a de pire : les ténèbres.  Comme disent si bien les pompes funèbres aux survivants : courage ! 

Et puis, comme le dit la sinistre, le problème, c'est le bonbon laissé sur une table [11]... Tu veux une tête brûlée ?




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