La voix du deuil

L'atelier d'écriture "Writing your grief" de Megan Devine s'est terminé le 19 mai [1]. Avec quelques jours de recul, je dois dire qu'il m'a fait énormément de bien. Il m'a permis de comprendre qu'il y avait deux espaces très différents, que j'allais désormais voguer de l'un à l'autre sans cesse, mais que ces aller-retour se feront forcément seule. 

Le groupe privé Facebook était un peu comme un vaisseau spatial avec une trentaine de passagers et une dizaine de membres d'équipage. Certains sont restés silencieux, mais beaucoup ont fait comme moi. Dans mes 30 écrits, "Sonia" apparaît 76 fois. Cette bulle était un lieu où parler à des inconnus de personnes que nous aimons toujours à tel point que certaines semblaient bien présentes avec nous. C'était aussi un lieu où je pouvais m'exprimer en laissant l'empathie de côté. Les autres passagers étaient des inconnus, ils ne risquaient pas de se sentir attristés par mes écrits ou d'en avoir ras le bol que je parle encore de Sonia. 

Dessin de Sonia en 2015

Si je commençais un billet de blog par "Salut Sonia, voilà ce qui a changé aux Ulis depuis ton départ" [2] ou "Salut maman, c'est Sonia, j'ai quelques trucs à te dire sur ton comportement depuis le 26 juin...", certains proches s'inquiéteraient. Le cadre de l'atelier d'écriture permet de se "décoincer" et en cas d'hésitation, il suffit de lire ce que les autres produisent pour se dire "c'est bon, je me jette à l'eau". A 2 ou 3 reprises, j'ai écrit et j'ai gar dé pour moi, le résultat trop intime, trop personnel ou n'apportant pas grand chose à la discussion.  


Carte de fête des mères de Sonia en 2015

Quand je dis que l'atelier m'a fait du bien, c'est que j'ai l'impression d'avoir gagné en sérénité. Par exemple, je craignais un peu que la fête des mères me replonge dans ce que j'appelle désormais "le jour de la marmotte", c'est-à-dire le jour du décès (avec souvent une extension sur la veille), que je revis en boucle. L'atelier amène à se pencher sur le regard des autres. Je me suis rendue compte que non seulement, j'avais gardé le titre "maman de Sonia", mais que désormais bien plus de gens me connaissaient ainsi qu'avec ma véritable identité. Je n'avais donc aucune raison de ne plus me sentir concernée par la fête des mères. Je suis toujours mère, même si Sonia ne me dit pas "Bonne fête maman" en m'envoyant un mème de Game of Throne.  


L'un des exercices de l'atelier d'écriture consistait à donner une voix au deuil... [1] Ce week-end, Megan Devine nous a envoyé un email, en nous proposant de le refaire. A l'époque, j'avais imaginé une voix essayant d'atteindre mon cerveau parasité par des chansons (Bowie, Pink Floyd, Simon & Garfunkel). Les oiseaux décorant la tombe de Sonia, les corneilles à l'entrée du cimetière m'avaient inspirée pendant 20 minutes. Après m'être retirée du monde, dans une bibliothèque sous-marine, j'ai refais l'exercice en français. 


Je le publie ici, parce que j'ai l'impression que le deuil m'a enseigné des choses qui peuvent servir dans d'autres contextes, qu'il s'agisse de discrimination, de "cancel culture" ou de "safe space". 

Avec la voix du Général De Gaule grésillant dans un vieux poste le 18 juin, le deuil pourrait commencer ainsi : 
Ici les ténèbres, le deuil te parle.
Tu es toujours la mère de Sonia.
Puis avec la voix de Pétain (et un point Godwin au passage) :
Bonne fête des mères.

Musée de la résistance à Besançon

Le deuil pourrait ensuite prendre la voix de Néa [3] et de toutes les mères inventées par Sonia, comme par exemple celles qui meurent et s'évadent dans des mondes parallèles dans sa nouvelle Bâtards [4].
Bonne fête des mères ! 
Puis il continuerait d'un ton sarcastique : 
Ici le deuil, ça te fait mal la fête des mères ? C'est désagréable ? 
Oui, c'est moi, le deuil, qui a pointé ta culpabilité, ton échec en tant que mère [5]

Avant de prendre la voix de Sonia : 
Bonne fête maman ! 
Avant de continuer son monologue d'une voix plus douce : 
Suis-je un monstre ? Suis-je un gentil fantôme capable de te rappeler la voix de Sonia et les doux souvenirs qui en émanent ? 
Suis-je la voix de la liberté, comme dans Queen Emeraldas, le manga dont Sonia t'avait offert l'intégrale ?  
 

Tu vois, certains pourraient brandir des pancartes "cancel culture". D'autres pourraient chuchoter "bonne fête maman" en faisant gaffe à ce que tu ne l'entendes pas. D'autres pourraient éviter d'afficher des "bonne fête à toutes les mamans" sur leur mur Facebook de peur de te blesser.
Mais finalement, n'est-ce pas à toi de laisser ton ordinateur éteint ce dimanche-là afin de ne pas voir ces cœurs et ses fleurs dégoulinant de mauvais goût ? 
N'est-ce pas à toi de filtrer les messages, en interdisant temporairement certains mots pour ne pas voir le contenu susceptible de te blesser ? 


Ce n'est pas parce que tu as perdu ta fille que tu n'es plus sa mère. Ce n'est pas parce que tu as échoué que toutes les autres mamans ne peuvent pas recevoir des colliers de coquillettes ou de pâquerettes. 


Je suis le deuil, et je refuse de servir de prétexte pour censurer les autres. Je suis la voix du deuil, je suis la voix de la liberté, laisse les autres s'exprimer. Munis-toi de bouclier, de pansement, construit des lieux virtuels où te reposer, où te retirer du monde, mais n'impose rien en mon nom ! 



  1. E. Piotelat, 10 mois, 04/2021
  2. E. Piotelat, Quoi de neuf aux Ulis, 04/2021 
  3. S. Piotelat, Websérie Elda, 2017
  4. S. Piotelat, Bâtards, 2016
  5. E. Piotelat, Echec et mère, 02/2021

Commentaires

Nathalie Faure a dit…
Je lis. C'est magnifique. Oui, du chemin de fait avec l'écriture. Pour toi et pour le partage que je vois, fort et inspirant. Merci. J'entends les grésillements de la radio, la détermination et l'ouverture tout à la fois. Bonne non-fête :)