Egoïsme maternel

Avoir un enfant, est-ce égoïste ou altruiste ? C'est une discussion que nous avons eu avec Sonia il y a quelques mois. Elle se démêlait les cheveux, s’énervait après qu'un élastique se soit cassé, et comme souvent, elle se posait des questions existentielles. La porte de la salle de bain n'était pas fermée à clé, et donc j'ai eu des rafales de questions "Pourquoi m'as-tu mise au monde ?", "Pourquoi voulais-tu un enfant ?", "Pourquoi n'as-tu pas avorté ?" 


Pourquoi voulais-je un enfant ? 

Nous étions deux à vouloir donner la vie. J'étais naïve et amoureuse. Je n'imaginais pas qu'il s'éclipserait un mois après sa naissance pour revenir la récupérer à ses 9 ans pour la marier de force. Il m'avait pourtant dit qu'il voulait un enfant pour payer sa retraite. Je n'avais pas pris ça pour du premier degré.

Je voulais donner la vie, ça c'est certain, mais était-ce altruiste ou égoïste ? Était-ce pour Sonia ou pour moi ? L'aurais-je voulu si j'avais su toutes les souffrances qu'elle allait endurer, qu'il s'agisse de harcèlement scolaire, de discrimination, d'agressions, ou de problèmes médicaux ? L'aurais-je voulu si comme Louise dans le film "Premier contact" [2] j'avais pu connaître le futur et savoir qu'elle disparaîtrait à 18 ans, lors d'un pic de chaleur, après avoir été confinée pendant des semaines ? L'aurais-je voulu si j'avais su qu'elle connaîtrait 7 canicules pendant sa courte existence ? 



Avortement

Quand je suis tombée enceinte en août 2001, je n'avais connu que 2 canicules, en  1976 et 1983. Pendant ma grossesse, il y a eu les attentats du 11 septembre. J'ai eu peur de donner naissance à un enfant dans un monde en guerre. Je suis partie au Maroc pour des raisons professionnelles en octobre et je me suis dit que le monde dans lequel elle vivrait serait beau, uni contre le terrorisme, mais pas raciste. J'ai compris mon erreur au mois d'avril suivant en voyant Le Pen au second tour. Pendant toute ma grossesse, j'étais sur un petit nuage comme en témoigne le blog que j'avais écrit à l'époque [1], et non, je n'ai jamais pensé à avorter. J'étais sur l'île aux enfants. C'était le temps des rires et des chants, des monstres gentils. 



Égoïsme aveugle

Cet aveuglement a duré un certain temps. Ça m'agaçait quand des inconnus aux Ulis me demandaient si j'étais sa  nourrice. Plus tard, quand en inscrivant Sonia au centre de loisirs pour la première fois, l'animateur m'a demandé si elle était "sans porcs", je n'ai pas réalisé qu'il l'avait mise dans une case, qu'il supposait qu'elle était maghrébine. Dès ses 4 ans, j'ai laissé Sonia choisir entre le centre de loisir des Ulis et le CESFO à Orsay. Elle a vite préféré la piscine à la sieste obligatoire, la verdure du campus universitaire au béton des Avelines. Ce n'est que récemment  qu'elle m'a parlé de la discrimination positive qu'elle d'abord subi quand elle était chez les petits, puis d'une animatrice qui l'appelait l'africaine à Orsay, tandis qu'une autre aux Ulis l'obligeait à attacher tes cheveux. 

Fête de l'école des Avelines en 2012 (merci Aurore pour la photo)


Sonia avait une excellente mémoire. Toutes ces agressions racistes sont restées gravées depuis l'enfance, comme si chacun de ses cheveux était une cicatrice de ce qu'elle a enduré. Pendant le confinement, elle m'a dit :
Quand j'étais petite, tu étais une connasse, toujours du côté des animateurs et des enseignants. Maintenant, ça va, tu es quelqu'un de bien. 
On a longuement discuté, des échanges cordiaux qu'elles a pu voir comme une trahison de ma part :
"Bonsoir, la journée s'est bien passée ?
- Oui, pas de problème, Sonia est allée à la piscine.
- Merci, à mercredi prochain".

J'ai été parent déléguée, donc souvent en réunion, et pas toujours avec Sonia. Ce qu'elle pouvait percevoir comme une collaboration avec les enseignants, n'était pas forcément sa heurt. Peut-être qu'elle a souffert de mon engagement et que certains camarades lui ont reproché cette proximité ? Je ne saurai jamais.  J'avais l'impression qu'être parent délégué était de l'altruisme, mais peut-être était-ce de l'égoïsme ? C'était évidemment pour elle que je m'engageais, mais je n'ai pas imaginé à l'époque que cela avait pu l'empêcher de me confier certaines choses de peur que je les répète aux enseignants, ou parce que de toute façon "je n'aurais pas été de son côté". 

Même si, comme l'écrit Ted Chiang dans la nouvelle "The story of your life" [3] qui a inspiré le film "Premier contact" [2], la question n'est pas de savoir si l'enfant va reprocher à sa mère tout ce qui s'est mal passé dans sa vie, mais quand il va le faire, je reconnais cet égoïsme là. En disant agir pour Sonia, j'agissais pour moi. Elle n'a tiré aucun bénéfice du fait que je sois parent délégué, alors que moi, cela m'a permis de mieux cerner le fonctionnement de l'école. 

Ted Chiang "The story of your life"
 
Une amie me disait que quand on met un enfant au monde, on devient son serviteur. J'ai échoué dans cette tâche. Je n'ai pas su être un bouclier. Pire, je n'ai rien vu. 

Altruisme et liberté

Sonia a toujours eu soif de liberté, d'indépendance et d'autonomie. Mais en lui offrant cela à l'adolescence, mon anxiété augmentait. Je me rassurais en me disant qu'elle avait son téléphone portable, qu'elle pourrait toujours me joindre en cas de problème. La laisser aller où elle voulait, la laisser faire ce qu'elle voulait, c'était sans doute de l'altruisme. J'avais juste imposé comme règle qu'elle soit à 19h30 à la maison en hiver, et 20h30 en été. 

Eduquer, étymologiquement, c'est "aider à sortir", c'est-à-dire donner les outils à son enfant pour qu'il se débrouille seul hors du cocon. C'est le mettre en garde des dangers, mais sans culpabiliser avec des propos du style "Tu es une fille, tu restes à la maison.". Elle aimait discuter avec les adultes qu'elle rencontrait. Chacun l'a aidé d'une façon ou d'une autre à grandir. 


J'étais morte de trouille quand elle nageait loin dans la mer à Dunkerque ou Boulogne, alors que le danger était dans la salle de bain. Même si offrir cette liberté était dur pour moi, je pense que ça, c'était de l'altruisme. 

Adaptation et altruisme post-mortem

Quand la douleur est trop intense, quand une canicule s'annonce, quand je vois la souffrance de jeunes avec un handicap, je parviens quelquefois à utiliser mon altruisme pour me dire qu'au moins, Sonia n'a pas à endurer tout cela, ce qui me renvoie à la question du début de ce billet. Donner naissance à un enfant, est-ce de l'égoïsme ? 

Sonia aura connu des canicules à 1 an, 4 ans, 13 ans, 15 ans, 16 ans, et deux fois à 17 ans en juin et juillet 2019.  Une maman qui s'apprête à donner naissance écrit que son enfant s'adaptera au changement climatique. Mais s'adapter, n'est-ce pas souffrir ? Sonia s'est sans doute un peu adaptée au système scolaire. Elle a obtenu son bac. Mais à quel prix ? 

Si la porte de la salle de bain n'avait pas été fermée à clé, peut-être qu'elle aurait été sauvée, mais sans doute lourdement handicapée. J'aurais peut-être pu lui donner la vie une seconde fois, mais ça aurait à coup sûr été de l'égoïsme. J'aurais toujours ma fille, mais, elle qui était éprise de liberté, je lui aurais infligé une souffrance inimaginable, qui se serait ajoutée aux douleurs antérieures. 

Cela dit, je ne suis pas encore assez altruiste pour accepter son décès... 


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