Le dernier bistrot que j'ai régulièrement fréquenté s'appelait "chez Lulu". Il était le siège de l'Association Louhannaise d'étude des Phénomènes Inexpliqués (ALEPI). Quand j'étais au lycée dans les années 80, j'adorais son placard rempli d'archives et de photos de soucoupes volantes, et les discussions qui tournaient en souvent autour de la dernière chronique de Michel Granger dans le Journal de Saône et Loire. Pourquoi me suis-je donc aventurée dans le rayon "Histoires vraies, Biographies" de l'espace adulte de la médiathèque des Ulis pour y emprunter ce petit livre "La mère Lapipe dans son bistrot" de Pierrick Bourgault [1] ? C'est une drôle d'histoire, impliquant Sonia, Charlie Hebdo et un père noël...
Salut Charlie
Il m'arrive encore d'avoir des réactions porc-épic consistant à me mettre en boule parce que je suis la plus malheureuse du monde et d'envoyer des pics, sous forme par exemple d'email à la rédaction de Charlie Hebdo. Même si je suis persuadée qu'il ne sera pas lu vu la quantité de prose qu'ils doivent recevoir, ça fait du bien. D'autres vont peut-être dans un bistrot "interdit aux cons" pour râler ? Ce qui m'a énervée, ce sont les propos faussement puritains des grenouilles de bénitier en réaction à la Une du numéro 1654 (3 avril 2024). Mon email commençait par "Salut Charlie" et relatait la rencontre avec la vieille dame à Noël dernier au cimetière de Bures [3] et pouvait se résumer à "Je préfère l'humour noir à l'amour d'un hypothétique Dieu" [4] ou au message ci-dessous publié sur X.
Le 9 avril, j'ai reçu un email de l'adresse de contact de Charlie Hebdo m'informant que le mail était transmis à la rédaction. Le 10 avril, j'ai eu la joie de retrouver ma prose dans le numéro 1655 [5] avec un incroyable travail éditorial et de mise en page. Il me semblait donc naturel de remercier Pierrick qui animé l'atelier "Ecrire pour être lu" de la Diagonale Paris-Saclay. Passer d'un billet de blog lu par 80 personnes à une publication potentiellement lue par 10 000 lecteurs montre l'efficacité de l'atelier ! [6]Il m'a répondu en me parlant du "Café du coin", le bistrot de la mère Lapipe. De son vrai nom, Jeannine Brunet, elle a aussi perdu un fils. Elle était fan de Johnny, dont l'une des chansons s'intitule "Salut Charlie", sans aucun rapport avec l"hebdomadaire satirique [7].
Le père-noël
Un autre habitué du Café du coin a perdu deux enfants. Il se déguise en père-noël et distribue des bonbons le 25 décembre. J'ai de suite pensé à l'oncle Iroh dans Avatar le dernier maître de l'air, qui amuse et console les enfants de Ba Sing Se en faisant le clown avant de rendre hommage à son fils disparu en chantant "Leaves from the Vine". [8]
Oh une perruche !
Le deuil de l'humain
Si ce n'est en recherchant le Père-Noël, je ne m'attendais pas spécialement à retrouver le deuil dans les discussions de bistrot. Il y a quelques allusions à la mort. L'octogénaire a enterré plusieurs des habitués de son bar. Beaucoup de réflexions égrenées au fil des pages témoignent de la profondeur des échanges autour du comptoir.
Ce jour-là, Jeannine me confia une crainte de ses clients : mourir chez eux, victimes de la solitude des appartements trop bien isolés, entre voisins qui ne se parlent pas, chacun pressé de rejoindre ses écrans, son chien, sa petite famille, son travail, ses loisirs. Et qu'on les retrouve quelques mois plus tard.
Le livre a été écrit en 2020, avant le décès de Jeannine Brunet le 2 septembre 2022 à 80 ans [12]. Plus que le deuil des humains, j'y ai trouvé une nostalgie pour le Café du coin, indissociable de la patronne, et par extension, pour tous les bistrots, tous les petits commerces qui ne peuvent pas survivre dans un monde fait de normes et de taxes. La mère Lapipe ne diffusait pas de chansons dans son bistrot, car il aurait fallu verser des droits à SACEM. Si "Salut Charlie" avait tourné en boucle, est-ce que cela aurait causé un préjudice à Johnny Halliday ?
La mère Lapipe, ressemble à Esther, la fleuriste du centre-ville des Ulis, qui a dépassé l'âge de la retraite depuis de nombreuses années, mais ne trouve personne pour reprendre sa boutique, où il fait bon parler de la vie, de l'univers, et du reste tout en achetant de temps en temps des tournesols [13]. Au-delà du personnage emblématique de la mère Lapipe, le livre parle surtout d'un espace "interdit aux cons", avec ses habitués, ses règles, mais où l'inconnu est accueilli chaleureusement.
Ces espaces où l'humain passe avant le client sont difficiles à recréer. La médiathèque est l'un d'eux. Si la librairie "Le Jardin de Thierry" n'avait pas fermé, j'y aurais peut-être commandé le livre [14]. Dans celle qui l'a remplacée, je n'y retrouve pas d'origami, pas de science, ni de science-fiction (hors Marvel), et il n'y a plus de presse.
- P Bourgault, La mère Lapipe dans son bistrot, Ateliers Henry Dougier, 02/2020
- E. Piotelat, Parc Paul Loridant, 09/2021
- E. Piotelat, Souriez ! Elle est au ciel ! 12/2023
- E. Piotelat, Bon 7 janvier ! 01/2021
- Charlie Hebdo numéro 1655
- Ecrire pour être lu. Université Paris-Saclay
- J. Halliday, Salut Charlie
- E. Piotelat, Leaves from the vine, 09/2021
- E. Piotelat, Où commence l'art, 01/2024
- E. Piotelat, Le monde d'après, 03/2024
- E. Piotelat, Asa, 09/2020
- J. Lourdais, Le Mans. Après la mort de la mère Lapipe, le Café du coin est orphelin, 09/2022
- E. Piotelat, Une fleuriste, ça sert à quoi ?, 07/2022
- E. Piotelat, C'était le Jardin de Thierry, 01/2023
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