Souriez ! Elle est au ciel !

Mardi midi, dans un énorme œuf Kinder en solde après Noël, j'ai trouvé le Joker. Sonia aurait éclaté de rire en voyant le contraste avec l'emballage aux dessins pour bébé ! Elle a toujours adoré les vilains, sans qui il n'y aurait pas d'histoire intéressante. Nous avions toutes les deux été déstabilisées par le film de Todd Phillips, en nous identifiant sans problème au personnage d'Arthur Fleck joué par Joaquin Phoenix [1]. Dans les jours qui ont suivi, nous avions beaucoup discuté de la mère du Joker, Penny Fleck à travers les questions sans réponses laissées par le réalisateur. Cet échange a refait surface mardi soir quand une dame très catholique m'a expliqué qu'il y avait quelque chose de pire que de perdre son enfant... 

Sonia en décembre 2011 aux illuminations de Frangy-en-Bresse

Bougie

Vers 17h30 mardi, entre chien et loup, j'ai déposé la figurine sur la tombe de Sonia, un peu comme un clin d’œil à la cinéphile qu'elle était !


J'en ai profité pour enlever quelques décorations de Noël, ce dur moment tant craint étant passé.  


Je n'ai pu m'empêcher de donner vie au Joker grâce à la réalité augmentée de l'application Applaydu [2]. Il n'y a pas d'éclairage au cimetière autre que les bougies, ce qui fait que ça ne rendait pas très bien. Tout au bout du cimetière, il y avait une voiture avec des phares allumés.


L'application Applaydu fonctionne beaucoup mieux en plein jour. Le lendemain, j'ai essayé de reproduire la scène culte du film [3].


J'ai quitté le cimetière dans la nuit, juste avant la fermeture à 18h. La voiture était aussi partie. Une dame un peu triste attendait près du portail. Elle m'a posée la question que Sonia détestait le plus. Le dialogue ressemblait un peu près à ça : 

- Excusez-moi, vous êtes de quelle origine ?

- Je suis née en Bourgogne. 

- Je vois qu'il y a une bougie sur la tombe. C'est une coutume chez moi en Pologne, mais ici c'est plutôt rare. 

Je lui ai raconté à quel point les bougies sur les tombes des enfants perdus m'avaient réconfortée trois mois après la disparition de Sonia. J'ai réalisé que je n'étais pas la seule mère endeuillée du coin. Allumer une bougie me fait du bien, et peut-être que ça réconforter aussi d'autres parents. 

Catéchisme 

Elle a répondu en parlant de religion, un peu dans le genre "Une bougie, c'est la lumière de Dieu... " puis a récité des leçons de catéchisme :

 "Votre fille est au ciel, Dieu a sacrifié son fils pour nous, etc..." . 

Penny Fleck aurait ajouté "N'oubliez pas de sourire" !  

Elle m'a posé l'habituelle question dont je n'ai toujours pas compris l'intérêt en 3 ans : "Vous avez d'autres enfants ?" [4]. J'ai répondu par la négative en argumentant sur le fait que vivre dans l'ombre d'une sœur disparue est impossible et que je ne vois pas comment j'aurais pu m'occuper d'un autre enfant alors que je ne savais plus trop qui j'étais suite au décès de Sonia. 

Décoration à Noël 2011

Il y a pire que la mort de son enfant 

A-t-elle voulu me rassurer ? A-t-elle juste trouvé un moyen de rebondir sur mes propos pour me parler de son histoire ? A-t-elle juste voulu "hacker mon deuil" ? Megan Devine utilise cette expression pour les gens qui au lieu d'écouter la douleur d'une personne endeuillée en profitent pour parler d'elles "Moi aussi, j'étais triste quand mon poisson rouge est mort !".  Elle m'a dit une phrase qui m'a déstabilisée autant que Penny Fleck dans Joker : 

"Vous savez, il y a pire que la mort de son enfant ! Mon fils unique ne me parle plus. J'achète des cadeaux pour mes quatre petits-enfants pour Noël, mais ils restent sur mon étagère." 

Elle a versé quelques larmes en me racontant son histoire, qui ressemble sans doute à celle de beaucoup de personnes âgées seules à Noël, comme les résidents de l'Ehpad des Ulis. 


Les catholiques aiment-ils leurs enfants ? 

Dans les jours qui ont suivi, j'ai tourné cette phrase dans tous les sens, alors que c'était peut-être pas la peine. Il s'agissait peut-être juste de prosélytisme religieux et d'expression de sentiments et mon rationalisme morbide n'y a pas sa place. 

En ce lendemain de fête de Noël, si un témoin extérieur (Joker, Dieu, etc..) avait dû décider qui était la plus triste de nous deux à ce moment donné, il aurait sans doute voté pour elle. Elle a versé quelques larmes et n'avait vraiment pas l'air bien. Je venais d'offrir une figurine à Sonia en me souvenant des Kinder Surprise de son enfance ou des discussions que nous avions eu sur le film Joker, tout en jouant avec la réalité augmentée, donc j'étais plutôt d'une humeur joyeuse. J'ai passé une soirée de Noël devant Netflix à regarder "Carol et la fin du monde" tout en échangeant avec d'autres personnes plus ou moins seules par téléphone sur sur les réseaux sociaux [5].  


Les jacinthes, Néa et le calendrier de l'avent m'ont également aidée à anticiper cette période qui s'avère encore délicate 42 mois plus tard [6]. Peut-être qu'une personne qui espère recevoir la visite de ses enfants, de ses petits enfants à Noël ne se prépare pas au silence, elle n'anticipe pas la douleur, ne rassemble pas les anesthésiques que ce soit des œufs en chocolat ou des photos des noëls passés ?  

Musique à Noël 2011

Je lui ai demandé si un de ses proches reposait au cimetière. Elle m'a répondu qu'elle avait suivi les phares de la voiture pour prier sur la tombe de son docteur. Serait-elle plus heureuse si son fils était "au ciel", c'est-à-dire dans un lieu qu'elle peut atteindre par l'entremise de son Dieu plutôt que menant une vie de famille sans doute paisible dans un endroit où aucune prière ne lui permet d'accéder ?

Si l'éloignement de l'enfant est pire que la mort, les catholiques aiment-ils leurs enfants ? Sont-ils à l'image de Dieu ou d'Abraham prêts à sacrifier leur fils unique ? 


Culpabilité contre égoïsme

Elle m'a ensuite dit que les enfants uniques étaient égoïstes. Elle pensait à son fils. Pour moi, elle insultait la mémoire de Sonia qui s'inquiétait souvent pour les autres, surtout les plus faibles. Pendant le confinement, elle se demandait si le SDF près de la fac d'Evry avait de quoi manger. Il n'était pas rare qu'elle lui donne un peu de son repas. Elle m'en avait parlé sur le ton de la rigolade "Tu ne t'es jamais demandé comme je pouvais avaler à midi la tonne de riz que tu m'as préparée ?"

Sonia au Téléthon en 2008

Une mère qui juge qu'il y a pire que de perdre son enfant parce que celui-ci ne répond pas à ses appels, n'est-elle pas plus égoïste que son fils unique et puis, il y a la question de Sonia : "mettre un enfant au monde, n'est-ce pas égoïste ?" [7].

Je ne me souviens pas avoir perçu une once de culpabilité dans ses propos, c'est peut-être ce qui nous différencie. Lorsque je suis traversée par des "Et si j'avais.., Sonia serait-elle  en vie ?", son refrain est plutôt "J'ai tout donné pour lui, pourquoi est-ce qu'il... ? "  

Y'a-t-il pire que la mort de son enfant ? Joker (et n'oublie pas de sourire me souffle Penny Fleck) ! 


  

  1. E. Piotelat, Joker, 10/2019
  2. E. Piotelat, 13 saisons,  12/2023
  3. Joker : Danse sur les escaliers
  4. E. Piotelat, 15 mois, 09/2021
  5. Carol et la fin du  monde
  6. E. Piotelat, Noël 4.5, 12/2023
  7. E. Piotelat, Egoïsme maternel, 08/2020

Commentaires

Nathalie Faure a dit…
je vois là un questionnement et une analyse vraiment très fine. Merci pour ce partage, c'est inspirant. Et je suis contente de voir Sonia sur les photos.