Élégies du 4 juin

Quand Sonia nous a quitté, ce blog s'est transformé en récit d'aventure [1]. D'abord dénudée, puis revêtue d'une armure, d'une carapace qui s'est épaissie au fil du temps, j'ai éprouvé le besoin de de décrire mes ténèbres. Tel le petit Poucet semant des cailloux, j'ai posé des balises en comptant les mois. J'ai rencontré d'autres personnes endeuillées, comptant aussi les jours ou les années. Dans les "Élégies du 4 juin", Liu Xiaobo rend hommage aux victimes du massacre de la place Tian Anmen en rédigeant un poème chaque année, pendant 20 ans. [2]


Si beaucoup des premiers cailloux que j'ai posés ici sont entachés de culpabilité, si j'ai utilisé l'analogie de la cicatrice [4], Liu Xiaobo utilise l'aiguille, soit sous forme d'épine dans le pied, de flèche qui transperce le cœur ou encore lorsqu'il parle des mères, celle qui sert à rapiécer. 

Ce jour là

Semble de plus en plus éloigné

Mais pour moi

C'est une aiguille restée dans mon corps

Une foule de mères qui ont perdu leurs enfants

L'ont oubliée en rapiéçant le temps des rêves

L'aiguille est toujours en quête de mains

Pour poursuivre le travail des mères

Le 4 juin en mon corps, Le 18 mai 2009 à Pékin

En lisant ces élégies, je me rends compte de mon avantage par rapport à tous ceux et toutes celles qui ont eu la chance de croiser Sonia pendant quelques années dans le cadre scolaire, pendant les vacances en famille ou juste dans le quartier. Si pendant les premières semaines de mon voyage ténébreux, les images du 26 juin 2020 m'empêchaient de dormir, si je les revivais en me reprochant de n'avoir pas enlevé le verrou [5], si l'image de Cercei Lanister au funérarium [6] ou les larmes de la cérémonie étaient présentes [7], elles ont vite laissé place à une douce nostalgie [8], à des souvenirs agréables, à des photos retrouvées, des bouts de textes, de vidéos rassemblées sur le site qui lui est dédié [9]. Finalement, je ne fais que rapiécer le temps des rêves en poursuivant les combats de Sonia, par exemple en me présentant aux élections [10]. Les proches n'ont pas cette chance, n'ont pas assez de matière à assembler, et même si je partage des photos, elles n'évoquent rien pour eux, si ce n'est la douleur du moment où ils ont appris la nouvelle du décès. 

Sonia dans ses rêves en mai 2009

Liu Xiaobo était place Tian Anmen le 4 juin 1989. La plupart de ses élégies sont tâchées de sang et de la culpabilité du survivant. Il a croisé les étudiants, il partage leur rêves de liberté, il a rencontré les Mères de Tian'anmen, qui réclament justice et réhabilitation. [11] A l'instar de l'homme de Tian'anmen, dont seul le canon a vu le visage, les jeunes morts n'ont pas de nom, pas de tombe. Les mères ont des portraits, des histoires, des choses à rapiécer, mais lui n'a que la vision des baïonnettes, du sang... 

Cependant qu'une autre mère aux cheveux blancs

Embrasse le portrait de son fils défunt

Elle écarte chaque doigt de sa main 

Lave soigneusement les taches de sang sur ses ongles

Ses mains n'ont pu trouver la terre

Permettant à son fils de trouver le repos

Seul lui reste son fils accroché sur le mur

Cette mère parcourt les tombes anonymes

Pour mettre à nu le mensonge du siècle

De sa gorge nouée

Elle déterre tous ses noms étouffés 

Et faisant de sa liberté et de sa dignité 

Un acte d'accusation contre l'oubli

Se retrouve filée mise sur écoute par la police

Debout au cœur des temps maudits.
A l'aube du 4 juin 1999 au camps de rééducation par le travail de Dalian

Lys et tournesols, 3 juin 2023

J'ai souvent parlé de tournesols et associé cette fleur à Sonia au cours de mon voyage, tout en découvrant qu'elle était aussi liée à Van Gogh bien sûr [12], ou aux enfants victimes du tsunami de 2011 [13]. A maintes reprises, Liu Xiaobo évoque le Lys, qui semble être un lien entre le monde réel et le souvenir des enfants de la place Tian'Anmen. 

Lys le 11 juin (avec escargot)


Une vie jeune

Dans toute sa vigueur

En un clin d’œil devient une feuille desséchée

Suspendue aux rayons du soleil levant

Je remercie ma femme Liu Xia

Qui chaque année le 4 juin

Rapporte à la maison un bouquet de lys blancs

Cette année elle en a rapporté 17

Les lys au cœur de la nuit sombre, 24 mai 2006.

Bouquet le 2 juin 2023

Fin mai, j'ai commandé un bouquet de tournesols, au départ pour l'anniversaire de Sonia, puis pour les 35 mois. Dans la boutique Floralidulis, il y avait des Lys. J'ai trouvé que ça irait bien ensemble, avant de découvrir Liu Xiaobo à l'occasion des 34 ans [14]. 


Dans ce même poème marquant les 17 ans du massacre de la place Tian'Anmen, on trouve aussi des tournesols.

Les visages raidis
Les chants effacés par la poussière
Comme les yeux refleuris
Font face au pillage brutal
Avec une ténacité 
Imposante, immobile
Telles les terres désolées
Qui se couvrent de tournesols dorés
Ce Van Gogh à l'esprit dérangé
Van Gogh semeur de soleil
Van Gogh à l'oreille voltigeant à l'écoute des couleurs
Van Gogh a surmonté l'enfer et le paradis

Un éveil pernicieux
Submerge chaque moment de désespoir 
Dans la nuit noire suspendue
Les lys fleurissent obscurs
Les pétales flétris d'un printemps silencieux
Me tirent de l'abîme. 
 Les lys au cœur de la nuit sombre, 24 mai 2006.


Bouquet le 13 juin

 

Si je n'ai sélectionné ci-dessus que les poèmes dans lesquels je voyais en quelque sorte mon reflet, les 20 élégies sont d'une grande force, mais aussi d'une brutalité à l'image des événements. 

Comme le chante Bruce Springsteen lors de la cérémonie du 11 septembre 2021 en hommage aux victimes du World Trade Center, "La route est longue. Elle me semble sans fin. " [16]. Liu Xiaobo a parcouru un long chemin dans les ténèbres. Le mien est différent, mais quelques cailloux sont similaires. 

Herbe folle au cimetière paysager de Bures sur Yvette

Alors que Sonia venait de naître, Liu Xiaobo a écrit ceci : 
Tombeau pour le 4 juin 
Un tombeau où l'on ne meurt jamais en paix
Si dans l'oubli et la terreur, 
Ce jour là a été enterré 
Dans la mémoire et le courage
Il vit éternellement
C'est une pierre immortelle
Et les pierres peuvent crier
C'est l'herbe folle et persistante des cimetières
Et l'herbe folle peut voltiger
Son tranchant s'enfonçant en plein cœur
Afin que la mémoire du sang versé ait l'éclat de la neige.  
Le 4 juin, un tombeau, Le 20 mai 2002 à Pékin. 
Si la métrique des années qui passent est respectée, le traducteur Guilhem Fabre n'a toujours su conserver la métrique de la prose, ni sans doute la poésie du texte en version originale. Avec mon maigre vocabulaire chinois, je me rends compte du travail colossal et difficile que la traduction a dû représenter. Sans cela, bien peu de francophones auraient eu accès aux tombeaux du 4 juin. L'important est là ! Merci à lui et aux éditions Gallimard.  


  1. E. Piotelat, A Sonia, 06/2020
  2. L Xiaobo, Élégie du 4 juin, Gallimard
  3. E. Piotelat, Echec et mère, 02/2021
  4. E. Piotelat, 22 mois, 04/2022
  5. E. Piotelat, Un étrange hommage, 07/2020
  6. E. Piotelat, Autour de la mort, 08/2020
  7. E. Piotelat, Repose en paix, Sonia, 07/2020
  8. E. Piotelat, Règles de survie, 08/2021
  9. https://www.sonia-piotelat.vip/
  10. E. Piotelat, 20 ans, 05/2022
  11. Mères de Tian'anmen (wikipedia)
  12. E. Piotelat, 14 mois, 08/2021
  13. E. Piotelat, Trêve olympique, 07/2021
  14. E. Piotelat, Moi versus psy (35), 05/2023
  15. E. Piotelat, 35 mai ou 8964, 06/2023

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