Règles de survie

 Aujourd'hui est la journée de sensibilisation au deuil, ou plus exactement en anglais dans le texte "National Grief Awareness Day". A cette occasion, j'ai enfin compris la différence entre "mourning" et "grief" qui peuvent tous les deux se traduire par "deuil". L'alien qui nous empêche de dormir, qui provoque des larmes, ou au contraire une douce nostalgie,  qui prend la voix d'un dictateur ou celle très agréable de Sonia, c'est "grief" [1]. Quand on sème des graines un an après le décès [2], que l'on répond "Merci et toi ?" à la question "Ça va ?", c'est "mourning" [3].

Grief (extrait du dessin "Monstres Marins" de Sonia en 2017)


A quoi peut bien servir ce genre de journée ? A la même chose que la journée pour le droit des femmes ou pour la Terre : à rien... Le deuil, comme les droits des femmes ou la Terre, on y pense tous les jours, ou du moins, on devrait... Ça permet peut-être, un peu comme la "Dia de los Muertos" [4], de briser les tabous qui entourent les décès ? Dans le "Grief Journal" de Megan Devine, une page est destinée à lister les règles de survie [5]. Elles sont surtout valables dans les jours qui suivent un décès et sont personnelles. Je vais profiter de cette journée de sensibilisation pour présenter les miennes. 


Anatomie par Sonia en 2017

1. Dormir

Je viens juste de mettre un réveil à 7h, après plus d'un an où tout d'abord il y a eu des réveils automatiques à 6h, l'heure du décès, puis des couchers tardifs accompagnés de besoin de sommeil (et donc de réveils tardifs). Le télétravail m'a permis de faire des siestes pour compenser les insomnies. En ce moment, j'ai tendance à retarder le plus possible l'heure du coucher (par exemple en commençant un billet de blog à 22h). 


2. Fruits, légumes et chocolat

Le chocolat est un anti-dépresseur, et j'adore ça... Cependant, mieux vaut avoir des fruits et des légumes au frigo, et par conséquent aller au marché... 

J'ai mis 6 mois avant de refaire des crêpes le samedi [6], donc à ajouter du lait et des œufs dans ma liste de courses hebdomadaires. 


3. Trouver une raison de vivre 

Ça pourrait être la première règle, mais elle n'est pas applicable sans sommeil ni chocolat. Après le décès de Sonia, j'ai mis longtemps à mettre des mots sur cette absence de volonté de vivre, sans pour autant avoir envie de mourir. Parler de règles de survie n'est pas trop fort. Lire m'a aidée à trouver des témoignages de "survivants" qui allaient dans le même sens, que ce soit des parents ayant perdu un enfant (unique ou non), ou des personnes ayant perdu leur moitié. 

Réaliser le site web https://www.sonia-piotelat.vip ou raconter l'histoire de Sonia sur ce blog [7] sont les principaux fils rouges qui m'ont poussée à dormir et à m'alimenter. 


4. Entretenir la mémoire

Le 26 août dernier, en cherchant des photos pour illustrer le billet écrit à l'occasion des 14 mois [8], je me suis rendue compte que je n'avais pas encore raconté l'histoire de la botte restée collée dans la boue, ce qui fait que la chaussette était mouillée... 


Les photos sont des déclencheurs de souvenirs. Des connexions neuronales se font, on se souvient des moments souvent joyeux ou drôles, parce que dans les autres moments, on ne sort pas l'appareil. Les photos falsifient aussi les souvenirs. On a envie de ne pas voir la chaussette, mais c'est aussi ça qui rend le moment unique. Une photo trop parfaite, un souvenir idéalisé, serait aussi un faux souvenir... C'est le danger des photos.

La perte de la mémoire fait partie de mes phobies, un peu comme si le souvenir de Sonia risquait de s'évaporer avec le temps. Apprendre des langues ou retenir les étapes de certains origamis m'a permis de me rassurer... Je crois que je vais tester le japonais...  Samedi, j'ai découvert que tournesol, en japonais, ça se prononce "himawari" et qu'il y a plein de jolies choses si on clique sur  #ひまわり  ou  #向日葵


5. Marcher et jardiner

J'ai très vite compris l'intérêt d'aller au cimetière, pas seulement pour photographier les insectes ou avoir des discussions sur les lieux où poussent les cèpes comme dimanche dernier, mais pour réfléchir. Si j'ai écrit ses règles de survie peu après avoir acheté le journal [5], c'est en descendant par la route de Montjay que je me suis dit que ce serait intéressant de les publier, et éventuellement de les expliciter, avant tout parce que personne ne s'intéresse à ce qu'il faut faire suite à un deuil. Je suis sortie de chez moi avec dans la tête l'expression "National Grief Awareness Day" et la question "Est-ce que ce serait bien d'avoir ça en France ?". 

Le meurtre de ma tante Eliane nous avait chamboulées, Sonia et moi. Nous n'avions pas compris pourquoi, étant donné qu'on ne la voyait que très rarement, disons moins d'une heure chaque année [9]. Nous avions discuté des féminicides et plus généralement de toutes les violences faites aux femmes, mais nous n'avions pas compris pourquoi ça nous perturbait autant. Est-ce que sans cela Sonia aurait été moins fatiguée sans ce décès ? Aurait-elle mieux réussi ses partiels si on avait compris l'impact du deuil sur le cerveau ? A-t-elle pensé au suicide suite à celui d'Eliane ? 

La marche à pied est un bon moyen de laisser les "Et si" vagabonder, et des les abandonner une fois le but de la marche atteint... Le jardinage est un bon prétexte, à la fois pour occuper l'esprit, et pour marcher afin de déposer une rose ou un tournesol du balcon jusqu'au cimetière. 


6. Casser le silence

Avoir des perruches est LA solution pour qu'il y ait toujours du bruit et donc de la vie dans la maison. L'absence de craquement du lit de Sonia, ou de ses pas a été le plus lourd à supporter au début. La musique m'a beaucoup aidée, entre autres la playlist réalisée pour la cérémonie, que j'ai continué d'alimenter [10] 

 

7. Masquer et filtrer

Ce n'est pas aux "autres" de faire attention à ne pas me blesser, mais à moi de cacher ce qui est susceptible de provoquer des réactions épidermiques comme par exemple les mères qui se plaignent de leurs enfants trop loin, trop perturbateur, trop adolescent, trop normal, trop pas normal, trop encombrants pour leur carrière pendant le télétravail, etc, etc... L'envie de leur répondre "au moins il est vivant..." a souvent été trop forte [1]. 

Mettre fin à une conversation, supprimer un email ou ne surtout pas y répondre sont aussi des techniques pour éviter de réagir à vif. 


8. Retrouver un intérêt pour des trucs (Astronomie, SETI, S.F.)

SETI a été la première bouée à laquelle j'ai pu m'accrocher dans l'océan de désintérêt qui me submergeait. Rien, mais vraiment rien n'arrivait dans les premières semaines à capter mon attention. Sonia occupait tout mon cerveau. Il n'y avait qu'elle et tout ramenait forcément à elle... 

L'observation de la Lune, puis de la comète Neowise ont comblé un peu ce vide [11]. La science-fiction, avec la revue Galaxie à laquelle je me suis abonnée, ou les séries que regardait Sonia comme "The Dragon Prince" ou "Avatar, the last AirBlender" m'ont permis de retrouver goût à la vie, de sortir de cet espèce de trou noir qui aspire tout. 


9. Créer

Prendre des photos, plier des origamis, écrire, programmer, m'a permis de m'occuper l'esprit, mais aussi de construire le monde d'après. 


10. Baliser le temps

Recevoir Charlie Hebdo toutes les semaines, Epsiloon tous les mois, faire un point tous les 26 du mois, allumer une bougie le soir, publier une photo de fleur le lundi, parler de ses lectures le vendredi sur twitter permet de poser des balises temporelles, qui sont comme des attaches entre le monde réel et les ténèbres similaires à un Tardis où le temps s'écoule dans les deux sens, avec des voyages incessants vers un passé où Sonia est encore vivante, et le futur où je me dis qu'il faudrait que je fasse ceci ou cela pour honorer sa mémoire ou parce qu'elle l'aurait fait... 

Baliser le temps, c'est aussi s'accorder des moments de pause, où l'horloge ne compte plus, que ce soit dans le bain, ou en faisant des jeux vidéos...


  1. E. Piotelat, La voix du deuil, 05/2021
  2. E. Piotelat, Semons des graines, 06/2021
  3. E. Piotelat, Entropie, 09/2020
  4. E. Piotelat, Dia de los Muertos, 11/2020
  5. E. Piotelat, Journal de chagrin, 08/2021
  6. E. Piotelat, Les crêpes du samedi, 01/2021
  7. E. Piotelat, Tant que l'on raconte son histoire, 07/2020 
  8. E. Piotelat, 14 mois, 08/2021
  9. E. Piotelat, A toi, Eliane, 05/2020
  10. A Sonia
  11. E. Piotelat, Le vide, 07/2020

Commentaires

Emmanuelle a dit…
Je trouve que c'est un bon rappel, tout de même, de nous dire "tu as la chance qu'iel soit en vie"... bien souvent, il me serait bénéfique de m'en souvenir.
Merci pour ces règles et cette recette. Chez nous, les tournesols sont fanés, il y aura peut-être des mini-graines...
Elisabeth a dit…
Dire "ton enfant est mortel", aussi banal et évident scientifiquement que ce soit, peut être perçu comme une agression par des parents qui croyaient leur progéniture éternelle... En général, ils reconnaissent leur erreur quand je leur dit que j'ai perdu ma fille. Mais pour éviter cela (et me protéger moi aussi), masquer, il n'y a rien de mieux...