Et ta fille, ça va ?

En 15 jours, deux personnes m'ont demandé des nouvelles de Sonia. Comme ce n'est pas la première fois [1], et que ça risque de se reproduire, surtout en cette période de vœux, je me suis dit qu'il était temps que je fasse le tour de cette anodine question et de la manière d'y répondre sans cacher la vérité, ni (trop) mettre les connaissances plus ou moins proches dans l'embarras.  

Sonia dans le TER de la Bresse, 02/2011

Arrivée à Mervans

Le 30 décembre 2022, il s'est passé deux choses étranges dans le TER de la Bresse. Les gares annoncées n'étaient pas les bonnes [2]. Quand la gare de Fragne a été annoncée, et que le cloché tordu de Mervans pointait à l'horizon, je me suis levée en même temps qu'un couple d'un certain âge. Après avoir rigolé sur les annonces, nous nous sommes reconnus. La dame m'a alors demandé des nouvelles de ma famille, puis de ma fille.

Avait-elle vu l'annonce de son décès le 26 juin 2020 [3] publiée dans le journal de Saône et Loire ? L'avait-elle oubliée ? C'est tout à fait possible. Il m'arrive de demander à des connaissances "Et tes parents, ça va ?" avant de me souvenir du décès de l'un des deux. Cela pourrait laisser présager un retour de plus en plus fréquent de la question. 

Je lui ai annoncé que j'avais perdu ma fille il y a 30 mois [4]. Elle m'a demandé ce qui s'était passé. Je lui ai parlé des partiels [5] mais aussi de la face cachée de la Lune [6].

Avait-elle déjà rencontré Sonia ? Peut-être en 2011 à l'occasion du banquet des conscrits [7].

Sonia devant les vidéos du banquet des conscrits en février 2011

La photo de tous les conscrits avait trôné dans l'entrée pendant un certain temps. Un camarade de classe de Sonia lui avait demandé "Mais c'est quoi cette photo de classe avec des vieux ?". Elle avait répondu "Oh c'est ma mère et ses potes de primaire qui montent sur des tables et font tourner des serviettes."

J'aurais dû te le dire

La même question m'a été posée vendredi dernier alors que je traversais le campus de l'université d'Orsay pour me rendre au cimetière. Si je ne pouvais pas trop me reprocher de ne pas avoir annoncé le décès à une connaissance éloignée, il n'en est pas de même pour les anciennes collègues, surtout quand nous avons passé de bons moments et papoté pas mal de nos progénitures respectives. 

En juin 2020, nous sortions du confinement et depuis, le télétravail fait que les trajectoires se croisent de moins en moins fréquemment. Peut-être avons nous échangé un "salut" rapide sans vraiment engager la conversation depuis ? Je ne sais plus...

J'ai supposé que tout le monde me voyait comme "celle qui a perdu sa fille" sur les Ulis, l'université Paris-Saclay, voire le CNRS, ce qui bien sûr est totalement idiot. Et même si c'était le cas, les mois ont effacé cette étiquette et d'autres labels l'ont remplacée.

Sonia en janvier 2011

Comment répondre ? 

Quand le deuil était jeune et envahissant, la question "Ça va ?" m'a posé énormément de difficultés [8]. Je n'avais pas les codes pour différencier la marque de politesse qui attendait comme seule réponse "Oui" et la véritable interrogation qui pourrait se traduire par "Quel temps fait-il dans le monde à l'envers ?" [9]

Aujourd'hui, ça va, et je réponds de manière spontanée par l'affirmative. Ce fut le cas vendredi dernier, comme j'étais en plus ravie de la rencontre, j'ai dû certainement sourire ou ajouter "Ça fait plaisir de te revoir !". La question "Et ta fille, qu'est-ce qu'elle devient ?" était la suite logique, puisque ça allait et que nos conversations tournaient généralement autour de nos enfants.

Sonia en janvier 2011

Comme je ne m'attendais pas vraiment à la question, j'ai marqué un temps d'arrêt, un peu comme je réfléchissais après un "Ça va ?". Ici, ce qui trotte dans la tête est "Mince, elle ne sait pas, je suis toujours aussi nulle pour annoncer un décès." puis quelques secondes après "Est-ce que je gâche son week-end en disant la vérité ou est-ce que je retourne la question sans répondre ?"

Peut-être devrais-je avoir une réponse toute prête qui laisse planer le doute ? Finalement, ma situation n'est pas si différente de celle des parents d'étudiants ou de jeunes actifs. 

Elle me manque beaucoup depuis son départ...

Elle a rejoint le pays de Peter Pan il y a deux ans 1/2... [10]

Sonia en janvier 2011

Y'a-t-il un bon moment pour informer quelqu'un d'un décès, une fois l'enterrement passé [11] ? 

Si à Mervans, la question pouvait s'apparenter à un "Ça va ?" de politesse et que la culpabilité n'était pas trop présente, c'est rarement le cas avec les collègues à qui j'aurais dû l'annoncer. 

Message personnel

Bref, à toi qui découvre la disparition de Sonia en lisant ces lignes, je te prie de m'excuser pour la gène occasionnée.

Tu n'as pas à t'en vouloir. J'adore parler de Sonia, comme je l'ai fait ci-dessus avec le banquet des conscrits. Toutes les questions sont les bienvenues, un peu comme un prétexte pour raconter encore et toujours histoire de Sonia, chercher des photos ou explorer des pistes suite à sa disparition ! 

Et puis, ça m'a fait plaisir que tu n'aies pas oublié la petite fille, l'adolescente ou la jeune adulte dont tu as croisé le chemin il y a quelques années. 


Ajout le 17 mars 2023

Vers 17h,  je venais de rendre un  livre à la médiathèque des Ulis et me dirigeais vers le parc nord en empruntant l'avenue des Champs Lasnier. 
Je double une connaissance, une algérienne qui habite les Millepertuis avec une poussette. C'est quelqu'un que je croise régulièrement dans les Ulis et qui a travaillé dans le même laboratoire que moi pendant quelques mois il y a longtemps. 

Je la salue donc, en la doublant. Elle me répond :  

- "Oh, Elisabeth, ça faisait longtemps ! Ta fille, je l'ai vue l'autre jour, comme elle a grandi !" 

Interloquée, je lui presse le pas en lui disant au-revoir. Bref, je tente la fuite. De toute façon, avec son mensonge, la conversation n'a pas de sens.  

Elle me crie :  

- "Mais qu'est-ce qu'il y a ? Elle va bien ?" 

Je me retourne, vaincue, lui accordant le bénéfice du doute. Elle a peut-être confondu avec une autre jeune femme ?

- "C'était où ?

- A Massy !  

- Elle est décédée il y a près de 3 ans." 

Au fur et à  mesure que j'avançais dans le parc pour me rendre au cimetière, la cicatrice s'est ouverte. Je suis arrivée à Bures en larmes. J'avais presque oublié à quel point le deuil pouvait être douloureux et qu'il suffisait d'une pie idiote pour le déclencher.  


Ajout le 19 mars 2023

Hier, un peu sous le choc du "Ta fille, je l'ai vue l'autre jour, comme elle a grandi !", je décide de sortir cachée dans un hoodie du Parti Pirate [12], espérant un peu que personne ne m'adressera la parole. 

Je remontais du cimetière à Bures sur Yvette quand une dame se retourne. 

"Je n'ai jamais osé vous parler. J'ai assisté à vos conférences. Et votre fille, ça lui fait quel âge maintenant ?"

Je lui annonce qu'elle est décédée. 

"Elle était très intelligente..."

J'ai oublié de lui demander qui elle était, mais cette conversation m'a fait du bien. 

Ce matin, je me suis rendue compte que j'avais une véritable phobie avant d'aller au marché, mais je n'ai discuté qu'avec des gens sympas... 


  1. E. Piotelat, Attaque par déni, 07/2022
  2. Humour à bord du TER de la Bresse, 01/2023
  3. E. Piotelat, A Sonia, 06/2020
  4. E. Piotelat, Le journal de Spirou (30), 12/2022
  5. E. Piotelat, Un étrange hommage, 07/2020 
  6. E. Piotelat, Through the Moon, 10/2020
  7. E. Piotelat, Le banquet, 03/2011
  8. E. Piotelat, Entropie, 09/2020
  9. E. Piotelat, Minecraft (25). 07/2022
  10. E. PIotelat, L'automne à Neverland, 09/2020
  11. E. Piotelat, Inhumation, 07/2020
  12. Hoddie Unisexe


Commentaires

Emmanuelle a dit…
Tu n'as pas à t'excuser de la gêne. La gêne, elle vient du fait qu'on pose, nous, une question qui ravive une douleur, qu'on a pas su ou bien oublié un événement douloureux pour l'autre, et que ne sachant pas, on n'a pas été là en soutien... ou bien en ayant oublié, on s'aperçoit que soit on a posé une question "de routine" sans y réfléchir, soit on a vraiment oublié un fait important et douloureux pour une personne à laquelle on tient. Ne t'excuse jamais pour ça.
Nathalie FT a dit…
Malgré les moyens de communication, la question est posée au quotidien sans attendre vraiment de réponse et la vie file. Je vois le chemin parcouru dans tes réflexions et tes réactions, il y a clairement une différence avec le temps. La blessure est là mais l'impact est différent, il y a du plaisir à se souvenir, après le rappel de la perte. Du moins c'est ce que je crois voir et comprendre et ressentir dans tes mots.
Des bises
Elisabeth a dit…
Merci pour vos commentaires !

J'ai l'impression qu'avec le temps, mon état est plus stable, au sens physique du terme, c'est-à-dire qu'une perturbation ne me fait plus perdre l'équilibre, ou que les cailloux que l'on jette dans l'eau font des vagues plus petites et que la surface redevient calme plus rapidement...