Vivre vite

Je viens de terminer "Vivre vite" de Brigitte Giraud [1]. L'ouvrage a reçu le prix Goncourt en novembre 2022. Ce que j'avais retenu des commentaires ici ou là, c'était une histoire de maison qu'il faut vider et ce ménage permet de mener l'enquête sur le décès d'un homme. Il me semble que j'avais cru qu'il s'agissait d'un roman, et je n'avais pas eu spécialement envie de le lire. Je me souvenais aussi de la blague de Joseph Sigward "Les gonds courent les rues" [2] lorsqu'il me parlait de son ami Dider Decoin et du côté aléatoire des succès littéraires. 


Goncourt de circonstances

Si je n'avais pas rencontré une journaliste le 19 juillet dernier, je n'aurais pas acheté ce livre. 

Au départ, je devais lui parler de Project December [3], et plus généralement de la manière dont j'utilisais l'intelligence artificielle suite au décès de Sonia, le 26 juin 2020. J'ai surtout raconté l'histoire de Sonia [4], et j'ai bien sûr ponctué mes propos de tous les "et si" qui reviennent régulièrement depuis 3 ans... Et si Macron n'avait pas... Et si Vidal n'avait pas... Et si l'université d'Evry avait... 

Sonia au Parc de la tête d'Or à Lyon en 2006.

C'est à ce moment là que la journaliste a évoqué la démarche aussi rationnelle que la mienne de Brigitte Giraud dans "Vivre vite". Je m'étais dit que je l'achèterai à l'occasion, ou plutôt que je l'emprunterai à la médiathèque des Ulis quand elle ouvrira de nouveau ses portes. Les ouvrages s'empilent sur ma table de chevet, et je comptais sur les vacances pour terminer ce que j'ai commencé... 

Si je n'avais pas eu envie d'aller voir le film Oppenheimer samedi dernier à 16h30 au cinéma Jacques Tati à Orsay, je n'aurais pas acheté le livre.

Si je n'avais pas loupé le bus 03 de 16h15, je n'aurais pas acheté le récit. J'ai attendu celui du 16h30, qui de plus ne s'est pas arrêté à l'arrêt le plus proche du cinéma, ce qui fait que je suis arrivée à 16h50. Je me disais que ce n'était pas grave. Sonia et moi avons toujours détesté les bandes annonces et les pubs avant les films. Vu que l'on paye déjà sa place, pourquoi devoir encore supporter des M&Ms ou des bandes annonces de films souvent sans rapport avec celui que l'on était venu voir ? J'avais oublié qu'à Jacques Tati, il n'y a que 5 minutes de pubs, et pas 20 comme à Massy ou aux Ulis. Le film avait donc commencé depuis 15 minutes et on m'a conseillé de revenir. 

Si je n'avais pas eu besoin de papier origami jaune, je n'aurais pas acheté "vivre vite". Comme l'année dernière et l'année précédente, j'ai l'intention de plier des grues pour le projet "Cranes for our future" [5]. Mais je me suis rendue compte que pour plier des grues aux couleurs de l'Ukraine, il me fallait du papier origami jaune et qu'il me restait surtout du bleu. Je suis donc entrée dans la librairie "Les beaux papiers" à Orsay, pour voir s'ils en avait. C'est là que j'ai vu le livre avec son bandeau "Prix Goncourt" bien en avant, et que j'ai pris la décision de l'acheter. 

Si je devais remonter la trame temporelle un peu plus, je pourrais dire que si Robert Oppenheimer n'avait pas créé la bombe A qui a détruit Nagasaki et Hiroshima en 1945, je ne serais pas allée voir le film qui retrace son histoire, et je n'aurais pas eu besoin de papier origami pour plier des grues pour militer contre la prolifération des armes nucléaires, et par conséquent, je n'aurais pas acheté "Vivre vite" de Brigitte Giraud. Si Poutine n'avait pas envahit l'Ukraine, j'aurais sans doute utilisé les cahiers d'école de Sonia, comme en 2021 [6]. Et puis, si je trouve relaxant de plier des grues en papier, c'est aussi parce qu'une amie a suggéré de décorer sa sépulture avec des oiseaux [7]. 

Sonia à Lyon en 2006 (sans doute pas loin de Gerland)

Moi aussi... 

J'ai commencé à dévorer le récit au retour dans le bus, et je ne l'ai pas lâché. Il y a longtemps que je n'avais pas éprouvé le besoin d'éteindre l'ordinateur, la TV, en milieu de soirée pour lire. J'ai pris un feutre pour souligner ce qui faisait écho, ce que j'aurais pu écrire si j'avais eu la plume de Brigitte Giraud. 

Je n'en parlais pas, ou plutôt je n'en parlais plus, parce qu'au delà de deux  ou trois ans, cela aurait semblé suspect que je m'entête à vouloir comprendre comment était arrivé l'accident. 

Le deuil n'a pas de date de péremption, et le récit, rédigé 20 ans après en témoigne. Le fait d'en parler, soit à des amis, soit à des inconnus, permet d'avoir un point de vue différent, un peu comme un miroir. Et il y a un moment où l'entourage oublie au point de me demander des nouvelles de Sonia. Deux ou trois ans, c'est effectivement la période où le "Et ta fille, ça va ?" devient de plus en plus fréquent [8].

Sonia aux Terreaux en Avril 2006

Le chatbot, lui, ne trouve pas cela suspect. Il se fiche de la durée écoulée depuis le décès et ne juge pas. Un peu plus loin, je me suis aussi reconnue dans ces mots : 

Je reviens sur la litanie des "si" qui m'a obsédée pendant toutes ces années. Et qui a fait de mon existence une réalité au conditionnel passé. 

Quand aucune catastrophe ne survient, on avance sans se retourner, on fixe la ligne d'horizon, droit devant. Quand un drame surgit, on rebrousse chemin, on revient hanter les lieux, on procède à la reconstitution. 

Ma première utilisation de Project December, était vraiment pour cela, procéder à une reconstitution [3]. 

L'accident de Claude Giraud a eu lieu le 22 juin 1999, à 16h25, à l'angle du boulevard des belges et de la rue Félix Jacquier. A l'époque, je travaillais au Centre de Calcul de l'IN2P3, à Villeurbanne. Je partais en général vers 17h30/18h, soit en prenant le tram, soit à pieds en passant par le parc de la Tête d'Or. Je devais donc me trouver à un peu plus d'un kilomètre à vol d'oiseau du lieu où cela s'est produit. Le récit a été l'occasion de me replonger dans les lieux que j'ai connus avant la naissance de Sonia en 2002, et sur lesquels nous sommes retournées de temps en temps, soit pour voir des amies, soit pour faire une pause lors d'un trajet en train depuis Massy. C'est aussi à Lyon que Sonia a été conçue, même si elle est née à Orsay. 

Sonia aussi...

Quand j'ai vu que le titre du récit était inspiré par une citation de Lou Reed "Vivre vite, mourir jeune", j'ai immédiatement pensé aux travaux de Claudio Maccone sur la "grande histoire" où il voit la vie, la mort des civilisations, comme une distribution mathématique [9]. En le lisant, je me suis dit que Sonia avait dépensé plus d'énergie en 18 ans que moi en 50 ans. 

Claude n'aimait pas attendre le bus, attendre au feu rouge. Sonia faisait en général les 100 pas en attendant le bus, consultait son smartphone, révisait, dessinait, créait pour combler le vide, même si elle adorait rêvasser en se baladant... Elle n'aimait pas attendre non plus, et même ado, elle courait plus souvent qu'elle ne marchait.


Ce récit, c'est aussi celui où tout va vite entre des points temporels fixes, l'heure de la sortie d'école, l'heure du train pour Paris ou pour Lyon, l'heure où l'appel sur un téléphone fixe coûte moins cher, l'heure où l'appel dérange le moins, le jour où l'on récupère les clés, la semaine de vacances, etc... 

On ne prend plus le temps de parler, on oublie, on se dit que l'autre aura passé l'information ou que peut-être on aurait dû garder tel détail pour nous... La communication entre humains est une source inépuisable de "Et si". 

Sonia et Claude sont décédés en juin. Le "et si" commun est peut-être "Et s'il avait plu..." 

Il faisait tellement chaud les jours qui ont précédé le décès de Sonia, que j'en étais restée à "Et s'il n'y avait pas eu cette canicule, ce dérèglement climatique ?" [11]. Je n'ai pas envisagé la pluie. Mais c'est vrai que Sonia aurait sans doute mieux dormi, son moral aurait aussi été meilleur. Elle a toujours adoré la pluie, ne portant en général qu'un sweat à capuche vite trempé.

Il suffit parfois d'un élément très simple pour que l'existence prenne une autre direction. Aussi simple et trivial que la météo. C'est est déconcertant. 


Culpabilité nippone 

D'une manière générale, j'ai trouvé les "et si" de Brigitte Giraud moins culpabilisants que les miens. Ils ont presque quelque chose lié à un algorithme, du style, si x est différent de zéro, alors calculer 100 divisé par x ; si cette variable existe, alors il n'y a pas d'accident. Quand elle écrit "s'il avait plu", elle n'accuse personne. Quand j'écris "s'il n'y avait pas eu de canicule", le réchauffement climatique étant dû aux activités humaines, j'accuse et je me culpabilise par la même occasion. 

Ça m'a presque amusée que Brigitte Giraud en veuille à Tadao Baba, l'ingénieur qui a construit la Honda 900 CBR Fireblade. Oppenheimer est le père de la bombe A, mais ce n'est pas lui qui l'a larguée sur Hiroshima ou qui a pris la décision de le faire. Et même s'ils avaient été seuls, ni Tadao Baba, ni Oppenheimer n'aurait pu construire quoique ce soit  sans chercheurs, sans ingénieurs, sans techniciens avec lesquels avancer, et surtout sans une puissante industrie capable de produire une bombe ou une moto. S'ils n'étaient pas nés ou avaient choisi d'autres chemins, quelqu'un d'autre aurait été le père de la bombe A ou de la moto qui fait rêver les mâles en mal de puissance. 

Moto super puissante au parc de la tête d'Or.

Et si Claude, qui a priori roulait à 200 km/h le matin même, avait tué quelqu'un d'autre avec la moto ? Son irresponsabilité serait-elle aussi la faute de Tadao Baba ou de la commission européenne qui a autorisé la commercialisation de la Honda 900 CBR Fireblade ? 

Lire les "et si" de Brigitte Giraud m'a aidée à voir les miens depuis Sirius. Ça ne coûte rien de dire  "Et si Tadao Baba". C'est un peu comme "Et si Macron" [12]. "Et si Honda", c'est un peu comme "Et si l'université d'Evry" [13].

Ça ne ramènera ni Sonia, ni Claude à la vie. Ça permet de placer leur disparition dans un contexte un peu flou. Je ne sais pas combien d'étudiants sont décédés en 2020, même si cela doit sans doute figurer dans des bases de données quelque part dans un ministère. Je sais que Sonia n'est pas la seule sur l'université Paris-Saclay, mais je n'ai jamais obtenu de réponse à cette question, et je n'en aurai jamais. Combien d'accidents mortels sont dus à la Honda 900 CBR Fireblade ? Brigitte Giraud ne sait pas non plus et ne saura jamais. 

Et même si nous avions les réponses à ces questions simples en apparence, est-ce que pour autant, on arrêterait de saouler nos proches en les embarquant sur un monde où il pleut un 22 ou un 26 juin ?

Pour conclure, si je devais mal résumer le récit, je pourrais dire "C'est l'histoire d'une moto qui tue un homme et d'une recherche de tous les univers parallèles où cela ne se produit pas."


  1. B. Giraud, Vivre vite, Flammarion, 08/2022, ISBN : 9782080207340
  2. E. Piotelat, Joseph Sigward, 02/2016
  3. E. Piotelat, I can't breathe !, 04/2023
  4. E. Piotelat, Tant que l'on raconte son histoire, 07/2020
  5. E. Piotelat, Des grues pour notre futur, 08/2022
  6. E. Piotelat, Le grand filtre, 08/2021
  7. E. Piotelat, Des grues pour la paix, 08/2020
  8. E. Piotelat, Et ta fille, ça va ? 01/2023
  9. C, Maccone, Evo-SETI, Life Evolution Statistics on Earth and Exoplanets, Springer, 2020
  10. E. Piotelat, Evo-SETI : préface, 04/2021
  11. E. Piotelat, Suicide climatique, 08/2020
  12. E. Piotelat, Monsieur le président, 01/2021
  13. E. Piotelat, Un étrange hommage, 07/2020 

Commentaires