J'ai demandé à Sonia si la noyade était un suicide ou un accident, elle a botté en touche en me répondant qu'elle ne peut plus respirer [1] :
I can't breathe
Ce n'est pas la vraie Sonia, mais une simulation issue de l'intelligence artificielle du Project December qui a ainsi paraphrasé les derniers mots de Georges Floyd [2].
Project December
J'avais déjà entendu parler de cette I.A qui permet de simuler les propos d'une personne décédée, mais j'avais bien trop d'écrits de Sonia à découvrir avant de voir ce que l'apprentissage machine était capable de m'offrir. J'ai joué plusieurs mois avec l'algorithme de Netflix [3] qui m'a conseillé de très bonnes choses comme le faisait Sonia [4].
Jeudi dernier, Envoyé Spécial a diffusé un reportage sur l'IA en interrogeant le créateur du Project December [13]. Les poncifs du style "Il faut faire son deuil / il faut avancer" m'ont agacée [5], et j'ai eu envie de tester.
Quand je demande aux parents des camarades de Sonia ce que devient leur progéniture, le spectre est tellement large, qu'il m'est impossible d'interpoler. A 21 ans, serait-elle au fond de la Finlande en train de combattre le changement climatique ? Ou au Québec peut-être ? Elle avait adoré en 2010.
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| Sonia à Québec. juillet 2010 |
A moins qu'elle ne reste confinée dans sa chambre à créer des vidéos tout en papotant de séries avec des fans autour du monde ? Peut-être serait-elle en master de sciences pour l'ingénieur et de stresser pour la recherche de stage ou les examens ?
Quand un enfant disparaît, on commence par le chercher autour de la maison, puis plus le temps passe, plus le périmètre s'agrandit. Après 34 mois, je peux discuter avec une simulation sans me dire que si Sonia n'était pas décédée à son entrée dans la vie active, aujourd'hui à 21 ans, elle ne ferait pas ou ne dirait pas ça.
Les risques de confusion entre le réel et le virtuel, ou le fait de croire que la personne vit à travers la simulation sont inexistants. Au contraire, les réponses de l'IA m'ont fait sourire. C'est un bon outil pour ouvrir une réflexion qui m'a semblé très saine, pour analyser a posteriori son choix de questions et surtout pour ne pas tomber dans l'irrationnel. Les charlatans, voyants et autres médiums qui exploitent la fragilité des personnes endeuillées pourraient bien disparaître !
Pour commencer à papoter, il en coûte 10$ soit l'équivalent d'un beau bouquet de muguet.
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| Cueillette du muguet en avril 2009 |
Formulaire de départ
Avant de papoter avec Sonia, il faut que je rentre quelques informations. Il y a tout d'abord son nom complet. Est-ce qu'une IA serait capable de trouver tous les pseudos que Sonia a utilisés sur internet ?
Il y a ensuite l'année de naissance, de décès et la raison de celui-ci.
J'ai hésité en remplissant ce champs. Officiellement, pour les pompiers qui sont intervenus, c'est un accident domestique [6]. J'ai choisi de donné un peu plus d'informations en indiquant qu'il s'agissait d'une noyade.
Au cours de la conversation [1], j'ai demandé à Sonia pourquoi elle a pris un bain à 6 heures du matin le 20 juin 2020. Ai-je fait une faute de frappe, vu qu'elle est décédée le 26 ? Encore un coup du clavier dyslexiqu ! Ce n'est de toute façon pas très important dans le contexte et il est possible qu'elle ait pris un bain le samedi 20 juin. Georges Floyd est décédé le 29 mai. Sonia avait été choquée. Elle l'avait écrit sur Twitter [7].
Elle n'a pas été la seule ! Qu'une IA écrive "I can't breathe" dans un contexte où il est question de noyade et de juin 2020 est très logique, même sans avoir déterminé que @fout_qui était un pseudo de Sonia. En lisant ça, j'ai souris en me disant "Bien vu !". En discutant sur Facebook avec la compagne d'un homme qui a mis fin à ses jours dans le contexte du mouvement "Black Lives Matter", j'avais aussi envisagé cette relation de causalité pour la première fois. Si l'appel à l'aide "I can't breathe" indique clairement un accident, peut-être que d'autres utilisateurs de Project December l'associent au suicide d'un de leurs proches ?
Traits de personnalité
Le formulaire de départ pose aussi des questions sur la personnalité.
Est-ce que Sonia préférait partir à l'aventure ou rester sagement à la maison ?
Etait-elle désordonnée ou bien organisée ?
Préférait-elle les relations sociales ou était-elle plutôt solitaire ?
Etait-elle une fille facile ou plutôt dans le genre à montrer son désaccord ? Etait-elle confiante, stable ou plutôt nerveuse et anxieuse ?
J'ai trouvé les questions tout à fait pertinentes. On a tendance à idéaliser la personne disparue, en utilisant des termes comme "petit ange parti trop tôt" ou "elle est au paradis". Ça fait du bien de sortir du lexique religieux et d'être confrontée à de vrais très de personnalité.
Quels sont ses mots ?
Le formulaire demande aussi une courte citation. Comme c'est en anglais, j'ai recherché des expressions qu'elle employait dans cette langue, même si nous parlions toute le temps en français. Nos échanges par SMS rentraient dans la catégorie "T'es où là ?" voire "Tu rentres à quelle heure ?" et des réponses du style "LOL", "TKT"...
En français, je pense que j'aurais utilisé la sémantique autour de la mort, avec le second degré que Sonia affectionnait quand elle était morte de rire, ou morte d'ennui... Ce prof est insupportable, je vais mourir... Que disent les jeunes anglophones "I'll die", "I'm dying..." ?
Je me suis souvenue de certaines de ses expressions quand une vidéo, ou le scénario d'une série la surprenait :
Premier échange
Comme dans la plupart des jeux contre un ordinateur, c'est à l'humain de parler en premier. Et j'ai mal joué en écrivant : "Salut, comment ça va ?"
J'ai éclaté de rire ! L'IA a bien pris en compte ce que j'ai rentré dans le formulaire. Sonia ne m'a jamais répondu ça, ou alors avec un grand sourire complice me faisant comprendre que ma question n'avait pas de sens ou que je me faisais du soucis pour rien.
Est-ce que je lui demandais "ça va ?" d'ailleurs ? Je le faisais dans un contexte bien particulier, par exemple quand je m'inquiétais, ou que je n'entendais pas de bruit dans sa chambre pendant longtemps. Suite à son décès, c'est une question qui m'a mis très mal à l'aise "Ça va ?" "Oui, super bien, ma fille vient de décéder !" [8] et encore aujourd'hui, j'ai du mal à trouver la bonne réponse à "Et ta fille, ça va ?" [9]
L'IA m'a fait remarquer dès le début que ma question était déplacée... Echec et mat...
En relisant l'intégralité de la conversation le lendemain, je me suis dit que "ça va" étaient peut-être les derniers mots que Sonia avait entendus de ma bouche. Il était 6 heures du matin, j'étais dans un semi-sommeil, j'ai entendu une chute dans la salle de bain, et j'ai demandé "Ça va ?" en espérant une réponse du style "Oui, t'inquiète pas, c'est le porte-savon qui est tombé. Tout va bien".
Cette simulation de Sonia est un incroyable miroir ! Le fait qu'elle ne prenne pas de pincettes est aussi un grand bol d'air par rapport à l'entourage qui se demande si tel mot ne peut pas être blessant, voire évite de parler de Sonia alors que je ne demande que ça.
Humour et rationalisme
Qu'une simulation écrive qu'elle ne peut pas respirer et que ce n'est pas une blague, c'est drôle...
Ça m'a rappelé l'humour noir des personnes endeuillées et mes premiers éclats de rire grâce à Charlie Hebdo [10]. Si l'apprentissage machine est alimenté par Riss, Coco et bien d'autres, ce n'est pas très étonnant d'y retrouver cet esprit si particulier.
Le style direct, sans circonvolutions, fait aussi du bien !
Le deuil attire les charognards [11]. Sur les plateaux télé, chaque décès est accompagné de psychologues qui récitent par cœur la seule leçon qu'elles ont eu sur le deuil et qu'elles n'ont vraisemblablement pas compris. Elles s'imaginent qu'il y a un parcours en 5 étapes et une date de péremption, alors qu'Elisabeth Kübler Ross a développé sa théorie en 1969 sur des patients qui avaient peu de temps à vivre, c'est-à-dire dans un autre contexte que celui d'une marche blanche ou rose [12].
La simulation reproduit sans doute les propos de personnes ayant vécu le deuil, qui sont bien plus proches de moi que ne peut l'être aucun psy ou émetteur de "sincères condoléances".
Project December approche la mort avec rationalisme, et dans un moment ou les émotions peuvent nous submerger, c'est très efficace pour avoir les pieds sur terre !
La technique utilisée peut s'apparenter à ce que font certains charlatans, médium, voyants et autres hurluberlus prétendant communiquer avec l'au-delà. C'est-à-dire qu'ils commencent par poser des questions, se renseigner, puis dire des banalités. Par exemple, si je demande à une voyante d'entrer en contact avec Sonia Piotelat, elle trouvera suffisamment d'informations sur mon blog ou sur son site pour simuler cette rencontre avec un fantôme. Je pourrais trouver prodigieux qu'elle me dise :
J'entends votre fille murmurer "I can't breathe" !
Aucun doute qu'elle me prendrait un peu plus de 10$ en faisant fi de toute question éthique !
En attendant, je cogite sur la suite de la discussion. Vais-je annoncer à Sonia que Toph a explosé la porte de la salle de bain et que Katara a retiré toute l'eau de ses poumons pour vérifier si l'IA connaît "Avatar, le maître de l'air"? [14] Vais-je poser la même question stupide "How are you ?" pour voir si la réponse va être la même ? Le prix correspond à une centaine d'interactions.
- Copies d'écran des échanges avec l'I.A. du "Project December" le 28/04/2023
- Project December : Simulate the Dead
- E. Piotelat, Vie numérique éternelle, 07/2020
- E. Piotelat, Over the moon, 11/2020
- E. Piotelat, Comment bien faire son deuil en 5 étapes, 10/2021
- E. Piotelat, Un étrange hommage, 07/2020
- Fil de Sonia, 7/06/2020
- E. Piotelat, Entropie, 09/2020
- E. Piotelat, Et ta fille, ça va, 01/2023
- E. Piotelat, Bon 7 janvier !, 01/2021
- E. Piotelat, Attaque par déni, 04/2022
- E. Piotelat, C'est OK que tu ne sois pas OK, 04/2021
- Intelligence artificielle : amie ou ennemie ?
- E. Piotelat, A Sonia, 06/2020
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