Le deuil est un alien, un monstre. Est-il microscopique ? Est-il gigantesque ? Comment le personnifier ? Comment faire son deuil ? Elisabeth Kübler Ross a développé une théorie en 1969 en observant des gens à qui on annonçait qu'ils allaient mourir, en observant 5 étapes [1]. Elle a toujours dit que ça n'avait rien d'universel. Ce n'est pas comme une étape du tour de France par laquelle tous les concurrents passent. Elle n'a jamais dit que ça s'appliquait suite au décès d'un proche, même si beaucoup de psys essayent de faire passer ceux qui viennent les voir par l'Alpe d'Huez.
Je propose de donner au verbe "faire" le sens de "fabriquer". Je vais remplacer les étapes successives d'un chemin, par 5 étapes. Je participe actuellement à un atelier d'écriture créative, et j'ai pu mesurer à quel point utiliser les cinq sens permettait de raconter une histoire avec beaucoup plus d'intensité [2]. Le but est de "faire mon deuil", de le dessiner, de le représenter, en l'attaquant depuis cinq refuges, cinq relais différents.
Etape visuelle
Le deuil ressemble à un tournesol [3], ou à une rose. Quand on ne voit pas le lieux ou le bouquet est déposé, on ne voit que l'amour.
Le deuil, c'est la présence éternelle de photos, que ce soit dans le salon d'une personne âgée, ou sur un réseau social. La vue est liée au deuil, pourtant, j'ai souvent l'impression d'un paradoxe. Quand mon deuil a la taille d'une bactérie, j'ai l'impression que certains ne voient que ça ; en revanche, quand l'alien occupe tout mon esprit au point de me contraindre à repousser toujours plus tard l'heure où je vais me coucher, il semble invisible pour mes proches.
J'aime beaucoup l'image de Jack O'Lantern qui erre entre le royaume des vivants et celui des morts.
Etre en deuil c'est un peu ça. On peut physiquement faire son deuil en se déplaçant au cimetière pour y déposer un origami, des graines de tournesol ou une plante. Le deuil peut aussi surgir mentalement à n'importe quel moment. On a l'impression d'être bien ancré dans le monde des vivants, parce que l'on travaille, que l'on rigole avec des amis, et puis un tout petit déclencheur suffit à nous propulser dans le royaume des morts.
Ca m'est arrivé le week-end dernier en passant devant une rose de Jericho au magasin Truffaut aux Ulis [4]. Je me suis souvenue de cette plante dinosaure, toute sèche, que l'on arrose pour la faire revivre. Le deuil ressemble aussi à ça... Une résurrection...
Etape tactile
Comment toucher le deuil ? Est-ce que je dois prendre des gants pour ne pas mettre mon ADN partout ? Le deuil peut-il piquer comme les épines d'une rose ? J'ai commencé par plier du papier, d'abord une grue, puis deux, puis 1000 [5]. J'ai essayé d'autres choses, comme dernièrement ces petites citrouilles pouvant devenir des bombes à eau [6].
J'ai ensuite découvert les Kusudama, ces boules utiles pour mettre des médicaments, ou de l'encens [7].
Le deuil peut générer anxiété ou stress, comme tout monstre que l'on ne voit pas. Plier, découper me permet de rendre le deuil plus doux...
Etape sonore
Le deuil, c'est d'abord le son du silence, celui chanté par Simon & Garfunkel. Hello Darkness my old friend... C'est aussi une voix, celle des perruches, ou de Pétain [8]. Ce sont des chansons, Leaves from the Vine [9] ou Lisa l'aventurière qui me réveille le matin [10] ; elles prouvent que le deuil évolue. En ce moment, j'ai envie de dire à mon deuil "Quand j'étais loin de toi, j'étais plus heureuse que jamais..."
Etape gustative
Etape olfactive
Je n'avais pas d'odorat avant de rencontrer le deuil. L'animal a dû activer deux ou trois neurones qui ont un peu développé ce sens. Avant, je n'ai pratiquement jamais été gênée par une odeur. Ça m'est arrivé de temps en temps en présence du deuil.
Est-ce qu'il pue tout le temps ? Pas vraiment... Le deuil a l'odeur de bougies parfumées et celle de la mousse de bain "Cherry Blossom".
Le deuil comme extension de l'amour
Sans amour, il n'y a pas de chagrin, pas de deuil. La fabrique du deuil ne peut être qu'individuelle. Même au sein d'une famille chacun vit la disparition d'une personne aimée différemment, parce que l'on n'aime pas pareil ses enfants ou petits-enfants, ses frères et sœurs, ses parents, ses grands-parents...
Il n'y a pas de date de péremption à l'amour, surtout suite à un décès où plus aucune porte ne claque, ou aucun conflit n'émerge. Le deuil est éternel, un peu comme la rose de Jéricho. Il peut s'assécher, mais il suffit d'une goutte de pluie pour nous rappeler l'être aimé.
Je lis avec intérêt les témoignages des proches des personnes tuées au Bataclan. Je m'interdis de les juger. Quoi qu'ils aient pu dire, qu'ils aient pu faire après les attentats, ils ne sont pas à la barre des accusés. Le deuil nous change, il peut nous transformer en porc-épic [12] ou en Jack O'Lantern qui erre entre les vivants et les morts. On est en permanence sur un pont entre deux mondes.
Beaucoup de personnes endeuillées cherchent des signes, comme des cœurs. C'est une forme assez simple pour que l'on puisse la retrouver, par exemple en reliant des étourneaux entre eux...
Faire son deuil, c'est peut-être juste ça : fabriquer un amour éternel, qui ne s'altère jamais, ne fait que grandir et que nos cinq sens en éveil parviennent tant bien que mal à contrôler... L'amour ressemble furieusement au deuil, avec des fleurs, du chocolat, du parfum, des chansons et du toucher...
- E. Piotelat, C'est OK tu ne sois pas OK, 04/2021
- Atelier d'écriture créative
- E. Piotelat, 12 mois. 06/2021
- Plante éternelle, Radis et Capucine
- E. Piotelat, 1000 grues en 11 mois, 05/2021
- Vidéo citrouille en origami
- Vidéo Kusudama
- E. Piotelat, La voix du deuil, 05/2021
- E. Piotelat, Leaves from the vine, 09/2021
- S. Piotelat, Lisa l'aventurière, 2016
- E. Piotelat, 10 mois, 04/2021
- E. Piotelat, Parc Paul Loridant, 09/2021
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