Cinq saisons

Compter les mois, les saisons, m'aide à baliser le chemin parcouru. Notre vaisseau, la planète Terre, a déjà fait un tour du Soleil sans Sonia. 


A l'instar du rouge-gorge qui a fait son retour dans l'if [1], ce second tour a un air de déjà vu. 

Un peu comme on revient sur les lieux d'un voyage, l'anxiété, les petites et grandes angoisses sont moins intenses. Comment aborder Noël ? Avec un calendrier de l'avent [2] et quelques décorations.


Le rouge-gorge n'a pas eu l'air perturbé par ces changements sur son territoire...


Il se cache dans l'arbre. Il y a des jours où il ne se montre pas... 


La plupart du temps, il joue les vigiles sur une branche derrière la tombe de Sonia, un peu comme s'il guettait tout ce qui vit dans ce cimetière. 


Le côté aléatoire de la rencontre m'amuse. J'ai l'impression qu'il m'autorise à m'approcher de plus en plus. Depuis l'automne 2020, il a dû remarquer que je ne présentais aucun danger. 


Lorsque les tournesols décoraient la sépulture, j'étais ravie de photographier un insecte. Je rentrais avec le sentiment d'avoir accompli la mission confiée par Sonia, c'est-à-dire permettre à la biodiversité de se développer [3].


Cette année, il y a eu des tournesols jusqu'au 2 novembre [4]. Je les avais achetés autour du 17 octobre [5]. Compter les saisons, les observer, c'est aussi se placer sur un temps long... En 2009, il y avait suffisamment de neige pour que Sonia fasse de la luge au pied de l'immeuble. Deux ou trois degrés de plus, c'est remplacer ce qui fait la joie des enfant par une pluie verglaçante désagréable. 

Sonia le 20 décembre 2009 aux Ulis.


Rechercher la vie dans un cimetière, l'observer au fil des saisons, est-ce lié à cette autre quête de vie dans l'univers ? Jusqu'à récemment, il me semblait évident que non, ou alors, j'aurais pu donner à une éventuelle liaison entre les deux une étiquette du style "Trouble obsessionnel compulsif lié à un intérêt précoce pour SETI après avoir regardé Carl Sagan ou Jean Heidmann dans l'enfance". Je viens de terminer le livre de Nathalie A. Cabrol "Voyage aux frontières de la vie" [6]. J'y ai retrouvé le même sens du merveilleux qui avait éveillé la curiosité de la petite fille que j'étais, qui se focalisait sur l'univers mais pouvait rester des heures à regarder les documentaires du commandant Cousteau ou d'Haroun Tazieff. J'ai passé l'automne à le lire, en m'interdisant de l'ouvrir à un autre moment que le samedi matin, histoire que le voyage dure le plus longtemps possible. 


Il y a un côté "Wahou, un rouge-gorge, une abeille, une libellule..." tout en conservant un esprit rationnel qui me dit que le rouge-gorge revient sans doute dans l'arbre tous les automnes depuis des années, ou qu'il est tout a fait normal qu'un bourdon soit attiré par un tournesol l'été. Un tournesol a fleuri sur le balcon le jour du décès de Sonia [7], mais aussi exactement un an après [8]. Bien sûr, c'est le cerveau qui fait la liaison entre certains événements et le décès. Si Sonia et moi n'avions pas planté de graines, si nous l'avions plus tard, il n'y en aurait pas eu sur le balcon le 20 juin.

En novembre 2006, Nathalie A. Cabrol plonge dans un lac au sommet du Licancabur, un volcan à la frontière de la Bolivie et du Chili pour collecter des échantillons. Page 285, elle décrit sa seconde plongée comme une fusion  :

J'étais moi, mais j'étais aussi le lac, le volcan et l'univers. J'étais tout à la fois sans dimension et infinie. Jusqu'à ce moment, ma recherche avait été essentiellement centrée sur les caractéristiques de la vie et de ses signatures dans les environnements extrêmes et sur d'autres planètes. Quelque part, j'avais inconsciemment ancré dans mon esprit que la recherche sur la nature de la vie était du domaine des sciences humaines, une recherche que j'avais poursuivi en parallèle. En sortant de l'eau ce jour là, j'ai su que cette fusion que je venais de vivre au cœur du lac, devait aussi avoir lieu dans ma recherche. Il devint évident pour moi à cet instant que la communauté scientifique ne pouvait pas continuer à chercher la vie au-delà de la Terre sans concentrer le même niveau d'effort  à essayer de comprendre sa nature et l'influence que nous avons sur ce que nous explorons. 

Ce qu'elle écrit me rappelle des sensations lors de soirées à observer les étoiles, allongée avec Sonia sur la colline à Frangy-en-Bresse, loin de la pollution lumineuse de la région parisienne. On voit les étoiles apparaître à l'Est, la Lune disparaître. Les grillons, les moustiques, la rosée nous rappellent que l'on est sur une planète vivante, mais l'esprit est ailleurs, dans ce vaisseau spatial que l'on sent presque bouger. Paradoxalement, Sonia est bien plus présente depuis qu'elle n'est plus là. Il doit bien y avoir encore quelques traces de son ADN sur la colline de Frangy ou sur les murs de sa chambre. Énormément de choses me ramènent à ce que fut sa vie sur Terre, un peu comme quand Nathalie Cabrol cherche des biosignatures d'une vie qui a pu exister il y a longtemps dans le cratère Gusev sur Mars.


Comme l'année dernière, j'ai forcé des bulbes en les mettant au frigo, puis en les sortant dès que les premières feuilles font leur apparition [9] . Les premières jacinthes ont fleuri cette semaine au chaud.


Je les ai offertes à Sonia, au rouge-gorge ou aux insectes et vers de terre de passage... 


Lors du précédent tour du vaisseau autour du Soleil, la poésie d'Anna de Noailles fut comme un phare dans les ténèbres que je découvrais [10]. Parle-t-elle des jacinthes ? Oui, dans deux magnifiques poèmes du recueil "Les éblouissements" [11]. 

Dans le premier "Eblouissement", elle évoque son adolescence, sa fougue à 15 ans, puis termine ainsi : 
Ô sol humide et noir d'où jaillit la jacinthe ! 
Qu'importe si dans l'âpre et ténébreuse enceinte
Les morts sont étendus froids et silencieux ;
Ô beauté des tombeaux sous la douceur des cieux !
Marbres posés ainsi que des bornes plaintives,
Rochers mystérieux des incertaines rives, 
Horizontale porte accédant à la nuit, 
Ô débris du vaisseau, épave qui reluit, 
 Comme vous célébrez la joie et l'abondance, 
La force du plaisir, l'audace de la danse,
L'universelle arène aux lumineux gradins !...
- Et quelquefois, parmi les funèbres jardins, 
Je crois voir, ses pieds nus appuyés sur les tombes, 
Un Eros souriant qui nourrit des colombes. 



Anna de Noailles évoque également les jacinthes et les oiseaux dans le poème printanier "Le calme des jardins" :

Les jacinthes, molles et belles, 
Sont de somptueuses chandelles
Qui brûlent dans le gazon pur
Leur cire de pourpre et d'azur. 



Le changement de saison indique les jours vont rallonger. La nuit qui tombe tôt permet de repérer les tombes avec les bougies. Cette année encore, les flammes réveillent les souvenirs des enfants qui ne grandiront plus, comme ceux du pays imaginaire de Peter Pan [12]. Il y en a malheureusement au moins une de plus que l'année dernière. 


Dans "The Little White Bird", J.M. Barrie, indique que les fées mettent des robes de jacinthe pour passer inaperçues aux yeux des humains dans les jardins de Kensington. Je crois que l'on va tous avoir besoin de magie et de féerie pour affronter l'hiver qui s'annonce... Plonger dans un lac au sommet d'un volcan et s'évader sur Mars avec Nathalie A. Cabrol peut aider à philosopher sur la vie, l'univers et le reste pendant le prochain confinement qui semble inéluctable. 


  1. E. Piotelat, Retrouvailles, 10/2021
  2. Calendrier de l'avent 2021.
  3. E. Piotelat, Semons des graines, 06/2021
  4. Observation des saisons - 2 novembre.
  5. Observation des saisons - 17 octobre 
  6. N. A. Cabrol, Voyage aux Frontières de la Vie, Seuil, 09/2021 EAN 9782021465259
  7. E. Piotelat, A Sonia, 06/2020
  8. E. Piotelat, 12 mois, 06/2021
  9. E. Piotelat, Tulipe post-apocalyptique, 12/2020
  10. E. Piotelat, Une saison au..., 12/2020 
  11. A. de Noailles, Les éblouissements
  12. E. Piotelat, L'automne à Neverland, 09/2020

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