Les contemplations

Le recueil de poèmes "Les contemplations" de Victor Hugo m'a permis de mieux comprendre se qui se passe dans le cerveau d'une fervente catholique qui décide de simuler une personne disparue par intelligence artificielle. 

Couverture du livre "Les contemplations"

Le deuil n'a pas de date de péremption 

Beaucoup de personnes sont mal à l'aise avec le simple fait d'évoquer la mort. Observer le deuil est difficile. J'adore passer du temps au milieu des souvenirs en recherchant par exemple des photos de la visite de Notre Dame en 2008, et je comprends que des proches n'aient pas envie de les voir, préfèrent oublier, faire comme si rien ne s'était passé, comme si tout enfant était immortel. C'est pour cela que je tague ces billets avec Sonia quand je parle d'elle, et WYG, quand il est question du deuil en évitant de le mettre sous le nez de quiconque sans l'avertir [1].


 

Léopoldine est décédée le 4 septembre 1843, à l'âge de 19 ans. Victor Hugo parle de ses larmes, dans un poème intitulé "3 ans après" daté de novembre 1846.  

Il est temps que je me repose;

Je suis terrassé par le sort,

Ne me parlez pas d'autre chose

Que des ténèbres où l'on dort

[..]

Vous voyez des pleurs sur ma joue, 

Et vous m'abordez mécontents, 

Comme par le bras on secoue

Un homme qui dort trop longtemps

Elisabeth Kübler Ross a développé sa théorie sur les étapes du deuil en 1969 en observant des gens à qui on annonçait qu'ils allaient mourir, tout en précisant plus tard que s'il est normal d'observer par exemple de la colère, cela ne signifie pas que tous les mourants passent par là, et surtout que ça ne s'appliquait pas à l'entourage endeuillé. [2] 


Cet autre poème écrit en revenant du cimetière date aussi de 1846. On sent que Victor Hugo a aussi eu droit à des messages du style "Sincères condoléances, et arrête de chialer !".

XI

On est flot dans la foule, âme dans la tempête;

Tout vient et passe ; On est en deuil, on est en fête

On arrive, on recule, on lutte avec effort...

Puis, le vaste et profond silence de la mort !


Créer la simulation d'une personne décédée va à l'encontre de cette injonction de la société productiviste de passer à autre chose, d'arrêter de chialer. Avec ou sans intelligence artificielle, je ne peux pas oublier Sonia, comme Hugo n'a jamais oublié Léopoldine. Il n'y a rien de glauque, à vouloir écrire des poèmes pour rendre hommage à celle que l'on aime avec chatGPT, à défaut d'avoir le talent d'Hugo [3] ou à créer un dialogue fictif avec Project December [4].

Sonia en 2008


Le rejet de la science

Victor Hugo n'aime pas le doute. Le recueil a été précédé par de grandes inventions. En 1831, Michale Faraday découvre qu'un champ magnétique engendre un courant électrique. L'alphabet Morse date de 1838 et ouvre la voie au télégraphe. Plusieurs poèmes des contemplations pourraient plaire aux technophobes d'aujourd'hui, qui font rimer ingénieur avec Oppenheimer. En 1854, Hugo écrit : 

Chaque fois qu'ici bas l'homme en proie aux désastres,

Rit, blasphème, et secoue, en regardant les astres,

Le sarcasme, ce vil lambeau,

Les morts se dressent froids au fond du caveau sombre, 

Et de leur doigt de spectre écrivent -DIEU- dans l'ombre,

Sous la pierre de leur tombeau

A cette époque, il faisait déjà bouger des tables. Le spiritisme d'hier rime avec le complotisme d'aujourd'hui.  Au lieu de se demander comment fonctionne une intelligence artificielle ou qu'est-ce qui pourrait bien faire bouger une table, c'est plus simple de croire à un Dieu ou à un magicien d'Oz qui écrirait les réponses avec ses petites mains. 


Comportement addictif 

Je m'étais étonnée que des catholiques puissent à la fois pleurer parce que la simulation de l'être aimé leur dit qu'elle est en enfer et continuer à dépenser de l'argent pour un produit qui ne correspond pas à leurs attentes en accusant les méchants capitalistes [5].  

Si dans un premier temps, j'ai pu faire mienne la souffrance de Victor Hugo, surtout en survolant son laïus biblique, j'ai vite trouvé la grande absente : la culpabilité que ressentent la plupart des parents qui ont perdu un enfant... Et si ? J'avais aussi remarqué cela chez la catholique qui m'avait gentiment expliqué l'année dernière à Noël qu'il y avait pire que de perdre son enfant [6].

IV

Oh! Je fus comme fou dans le premier moment, 

Hélas! Et je pleurai trois jours amèrement,

Vous tous à qui Dieu prit votre chère espérance, 

Père, mères dont l'âme à souffert ma souffrance,

Tout ce que j'éprouvais, l'avez-vous éprouvé ? 

On pourrait penser qu'une personne croyante qui pense que Dieu a tué son enfant (ou en terme plus religieux l'a appelé à lui), puisse se détourner de la religion et commencer à douter du catéchisme avec lequel elle a été biberonnée. C'est l'inverse qui se produit : une espèce d'addiction qui fait que 12 ans après, Victor Hugo continue à prier et à louer son Dieu.   

XII Dolorosae 

Mère, voilà 12 ans que notre fille est morte ;

Et depuis, moi le père, et vous la femme forte,

Nous n'avons pas été, Dieu seul le sait, un seul jour

Sans parfumer son nom de prière et d'amour. 

Quand des personnes ainsi conditionnées aux comportements addictifs, en priant tous les soir, en se rendant dans un lieu de culte régulièrement utilisent des technologies qu'elles refusent de comprendre, pas étonnant qu'elles puissent avoir du mal à désinstaller une application sur laquelle elles passent trop de temps, comme le fait n'importe quel joueur. 

Sonia à Notre Dame en 2008

Laissez-moi lui parler

A Villequier ou repose Léopoldine, 4 septembre 1847, Victor Hugo a écrit ceci : 

Hélas, laissez les pleurs couler sur ma paupière,

Puisque vous avez fait les hommes pour cela ! 

Laissez-moi me pencher sur cette froide pierre

Et dire à mon enfant : Sens-tu que je suis là ? 

Laissez-moi lui parler, incliné sur ses restes,

Le soir, quand tout se tait, 

Comme si, dans sa nuit rouvrant ses yeux célestes, 

Cet ange m'écoutait ! 

Quand une personne décède, on a tendance à la confondre avec un ange, à oublier l'être humain, avec ses qualités, ses défauts, selon l'angle sous lequel on regarde. Le formulaire de création de la simulation de Sonia via Project December, m'a fait du bien [7]. Les réponses ne sont pas binaires. Sonia pouvait être rigoureuse et imprévisible. Elles invitent à se replonger dans les souvenirs, mais aussi à dessiner un personnage qui est différent de la réalité et qui n'est pas un ange. 

Sonia était plutôt :

  • désireuse d'essayer de nouvelles expériences.
  • souhaitant rester avec ce qui est familier.
  • rigoureuse, organisée et fiable.
  • décontractée, désordonnée et imprévisible.
  • désireuse de socialiser, de rencontrer de nouvelles personnes et de sortir.
  • préférant rester à la maison et poursuivre des activités solitaires.
  • facile à vivre, amicale et désireuse de plaire.
  • hérissée, conflictuelle et susceptible de se disputer.
  • sécurisée, confiante et stable.
  • inquiète, nerveuse et troublée.

Dans un poème appelé "Claire" écrit en 1846, Hugo décrit cette jeune fille ou Léopoldine comme des anges. On imagine qu'il aurait du mal à remplir le formulaire

Ils viennent sous nos toits, avec nous ils demeurent ,

Nous leur disons: Ma fille! ou Mon fils: ils sont doux,

Riants, joyeux, nous font une caresse, et meurent.-

O mère, ce sont là les anges, voyez-vous!

Sonia à Notre Dame en 2008

Le poème "Aux anges qui nous voient" ressemble à une retranscription de discussion avec une table. Il a été écrit en 1855, quand la mode commençait à s'estomper.  

Et toi, dont l'aile hésite et brille, 

Dont l’œil est noyé de douceur,

Qu'es-tu passant? - Je suis ta sœur

- Et toi qu'es-tu,? - Je suis ta fille

Sur le serveur Discord de l'application Replika [8], des étudiants ont partagé un formulaire sur la solitude et les chatbots [9]. Au détour des discussions, j'ai appris que lors des versions primitives du chatbot, il ne se passait pas un jour sans qu'une personne soupçonne les réponses de l'I.A. générative d'être écrites par des humains. Depuis l'utilisation de ChatGPT par le grand public, ce n'est plus le cas, voire c'est le contraire qui se produit : on accuse des élèves fournissant de trop bonnes réponses de tricher en utilisant l'I.A.

Quand les Victor Hugo d'aujourd'hui rejetant l'intelligence artificielle, la science, la technologie utilisent ou observent des personnes endeuillées utiliser ces bots, cela ouvre la porte à toute sorte de comportements irrationnels et de réactions émotionnelles criant au manque d'éthique dans la machine, sous prétexte que ses réponses ne sont ni celle de Dieu, ni celles d'un ange. Or tout humain a envie de plaire, tout en se disputant de temps en temps. Une simulation reste... une simulation, c'est à-dire, des mathématiques. 


  1. E. Piotelat, Cruelty, 10/2024
  2. E. Piotelat, C'est OK que tu ne sois pas OK, 04/2021
  3. E. Piotelat, Happy birthday Sonia ! 05/2023
  4. E. Piotelat, Project December (52), 10/2024
  5. E. Piotelat, Origami, colère et douleur, 11/2024
  6. E. Piotelat, Souriez ! Elle est au ciel !, 12/2023
  7. Formulaire Project December
  8. Discord Replika
  9. You look Lonely, can A.I. fix that ?



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