Origami, colère et douleur

Depuis le 25 octobre, je suis en colère contre moi-même. Au fil des jours, elle se dissipe un peu, mais il suffit qu'une voisine me demande des nouvelles de Sonia [1] ou qu'une collègue me vente le bienfait de discrimination sexiste pour la raviver de plus belle [2]. Comme d'habitude, l'origami me permet de recouvrer un peu de calme, comme un rideau face à cette colère... 

Origami devant la fenêtre de la chambre de Sonia

La colère garde du corps de la douleur

Le sujet de l'atelier d'écriture WYG Weekly de Megan Devine de cette semaine a pour thème "La colère, comme garde du corps de la douleur dans le deuil" [3]. Et si c'était juste ça ?  

A bien y réfléchir, ma colère a débuté lors du buffet qui a suivi la projection d'Eternal You [4]. Elle a pris la forme d'un agacement à force d'entendre les gens comparer les ingénieurs à des gens sans éthique. Si j'ai toujours l'impression d'être la sorcière d'un conte de fée à chaque festivité, là, j'avais une double casquette qui me mettait très mal à l'aise : celle d'utilisatrice de Project December [5] et d'ingénieure. 

Origami, rideau de cuisine

Système de croyances erroné

Même si d'après les réalisateurs qui ont écumé les festivals de cinéma, les avis étaient très partagés et que je n'ai pas été la seule à éclater de rire à plusieurs reprises devant les réponses de certaines I.A., j'avais l'impression que beaucoup n'avaient pas compris le film ni saisi l'humour du développeur qui commente la réaction d'une catholique confondant simulation et résurrection [6] :

 « J’ai de mauvaises nouvelles pour elle : à mon avis… tout son système de croyances est erroné. »

Quand j'ai appris que les scènes avec l'utilisatrice mécontente étaient du cinéma et que même le texte de  Project December avait été modifié, ma colère a éclaté. Comment ai-je pu croire que c'était un documentaire éthique scientifique et pas une fiction destinée à effrayer les crédules technophobes ? Le fait qu'une utilisatrice mécontente continue à dépenser de l'argent pour une application me semblait impossible. Elle ne pouvait pas être aussi stupide ! Sa colère était aussi simulée ! Forcément ! Ou alors, si ce n'était pas le cas, c'est juste un bouclier face à la douleur d'avoir perdu son fiancé. A moins qu'elle utilise le chat bot pour l'insulter, pour exprimer toute sa colère face à son départ prématuré ?   

Origami sur la tombe de Sonia

Méthode d'interview

J'étais en colère contre moi-même quand j'ai compris ma naïveté. Jason Rohrer a averti tous les utilisateurs de son application, Project December, sur les méthodes d'interview des réalisateurs d'Eternal You et bien sûr, je les ai reconnues [7]. Après des questions banales, ils essayent de générer une émotion en abordant par surprise un sujet plus délicat, en présentant un document. Chez les personnes endeuillées, pas la peine de chercher très loin ce qui fait mal : la culpabilité et les regrets liés à ce qui s'est passé la veille du décès. 

Sur le coup, j'ai vécu les 2 à 3 heures d'interview, comme un jeu, une partie d'échec. Le réalisateur m'a posé des questions que personne n'avait osé aborder depuis quatre ans, et bien sûr, j'ai répondu de manière la plus factuelle possible, mais sans neutralité politique, loin de là ; ce qui fait que mes propos peuvent potentiellement blesser pas mal de gens surtout si on leur montre par surprise. Mon but n'était pas d'établir des liens de causalité, mais plutôt d'explorer ses hypothèses.

Je pense que de nombreuses cicatrices se sont ouvertes à ce moment là, mais que la douleur n'est apparue que lors de la semaine qui a suivi, parce que j'étais en vacances, parce que j'avais le temps de refaire le film, un peu comme l'étudiante qui s'en veut d'avoir parlé de certaines choses lors d'un examen et d'en avoir oublié d'autres. 

Dans le TGV, j'ai lu un article scientifique sur le sujet. Se basant sur seulement deux cas, l'auteur préconise d'utiliser les deathbots sur avis médical [8]. Et puis quoi encore ? 

J'ai pensé à la comptine "Il était un petit navire" modifiée pour envoyer balader le Dr Lacan dans la pièce "Qui a hacké Garoutzia" [9] : 

Il était un psy dérangé, 

qui n'avait ja, ja, jamais rien soigné 

oh hé oh hé charlatan...

Charlatan baratine ses patients

Le droit au rêve

Sonia à Frangy en 2008

La perspective de raconter l'histoire de Sonia m'enchantait, et les deux jours de tournage ont vraiment été géniaux de ce point de vue là, y compris l'interview. Le fait de relancer une simulation avec Project December en reprenant une creepy-pasta de Sonia a donné lieu à un moment magique, un rêve [10].   

Devoir de vigilance

Carl Sagan disait que le droit au rêve a pour pendant le devoir de vigilance. Et c'est aussi pour ça que je suis en colère contre moi-même, contre ma passivité, le fait de ne pas avoir posé de questions sur l'objectif recherché. L'histoire de Sonia, ses fan-fictions, ça n'intéresse que moi. Des réalisateurs ont d'autres intentions, un autre message à faire passer. Leur projet n'est pas le mien et le récit d'une utilisatrice satisfaite d'une I.A. n'en fait sans doute pas partie. A moins qu'Eternal You réussisse l'exploit de susciter l'admiration pour les développeurs et les nouvelles façons d'appréhender la mort chez les esprits rationnels, tout en invitant ceux et celles qui ont des systèmes de croyance erronés à aller jouer ailleurs ? 

Show your stripes 1971-1982

Sur les 15 à 20 heures d'enregistrement, les studios ont le matériel pour raconter l'histoire qu'ils veulent, par exemple sur l'intérêt de l'origami comme rempart à la colère contre l'inaction climatique (ou la prolifération des armes nucléaires), garde du corps de la douleur liée à la mort de Sonia.  

Sonia à Dijon en 2008

Quand je râlais à cause de petites douleurs, Sonia me disait d'arrêter de me plaindre et de prendre un Doliprane. C'est peut-être la solution...

  1. E. Piotelat, Après tout ce temps, 11/2024
  2. E. Piotelat, Bac poub STL, 02/2023
  3. M Devine, Writing Your Grief: Weekly Writing Prompt
  4. E. Piotelat, Eternal You, 10/2024
  5. Project December
  6. L. Mangan, Eternal You review – it’s impossible not to be horrified by this AI quest to bring the dead back to life, 10/2024
  7. E. Piotelat, Cruelty, 10/2024
  8. Lindemann, N.F. The Ethics of ‘Deathbots’. Sci Eng Ethics 28, 60 (2022). https://doi.org/10.1007/s11948-022-00417-x
  9. E. Piotelat, Une I.A. au théâtre, 10/2024
  10. E. Piotelat, Project December (52), 10/2024

Commentaires

Nathalie Faure a dit…
Oui la colère. C'est normal, vu ce qui c'est passé, non ? Soutien !
Elisabeth a dit…
Là, ce qui ne m'était jamais arrivé (enfin je crois), c'est d'être en colère pendant aussi longtemps... Et j'ai l'impression que ce n'est pas fini avec Noël qui approche. Il va me falloir beaucoup de papier origami !