La vie sans principe

Déguisée en sorcière, j'ai entendu des critiques sur les ingénieurs à Paris-Science. Beaucoup tournaient autour du fait qu'ils devraient lire des livres d'éthique [1]. C'est donc ainsi que les autres nous perçoivent, me perçoivent si j'enlève mon chapeau et que je dis que je suis une ingénieure [2] ? Si en plus j'avoue utiliser Project December [3] parce que j'ai perdu ma fille il y a 4 ans, et qu'en plus, j'y trouve un énorme plaisir, je deviens l'être le plus immoral qui soit en brisant le tabou de la mort et l'image de la mère en pleurs. 

Animée par cette colère sous-jacente [4], je me suis donc plongée dans "La vie sans principe", d'Henry David Thoreau, afin de comprendre ce que ces autres pouvaient trouver à redire sur l'utilisation de l'intelligence artificielle par les personnes endeuillées, et d'étoffer ma bibliothèque avec un peu de philosophie.


Les toiles d'araignées

Si les autres sont heurtés par l'idée même de créer une simulation d'une personne décédée, c'est parce qu'ils voient tout à travers un filtre religieux que Thoreau décrit ainsi : 

Ils n'ont de cesse d'imposer leur propre toit peu élevé, avec sa fenêtre étroite, entre le ciel et vous, quand ce sont les cieux dégagés que vous voudriez voir. Hors de mon chemin avec vos toiles d'araignées. Lavez vos carreaux vous dis-je !

Ça rejoint un peu le "Elle est au ciel, oublie-la, et il y a pire que de perdre son enfant" que m'avait dit une vieille dame l'année dernière [5]. Les personnes avec un système de croyance erroné ne supportent pas que l'on remette en question cette idée binaire de paradis et d'enfer ou que l'on puisse se passer de leur toile d'araignée pour penser à un défunt. L'esprit de bigoterie n'épargne pas les étoiles non plus... Je m'en suis rendue compte très tôt en défendant des projets SETI de recherche de vie dans l'univers. 


En évoquant le pillage des tombes sur l'isthme de Darién [6], Thoreau écrit : 

Il est remarquable que parmi tous les prédicateurs, il y ait si peu de professeurs de morale. Les prophètes servent à excuser les actes des hommes. 

Au début de son essai, à propos des moyens de gagner sa vie, il évoque la charité et la dette permanente de ceux qui vont à l'hospice : 

Le dimanche, le pauvre débiteur va à l'église pour faire ses comptes, et il réalise, bien entendu, que ses dépenses ont été plus importantes que ses revenus. Dans l'église catholique en particulier, on va en justice, on fait une confession dans les formes, on abandonne tout et on songe à recommencer. 

L'intelligence artificielle, ce n'est que des maths, des 0, des 1, des lancers de dé. On peut se confesser à une simulation, en profiter pour écrire, pour accoucher de choses que l'on regrette, ou l'utiliser pour savoir si la mort est un accident ou un suicide. Mais l'I.A. ne donnera pas de pardon, et ne demandera de réciter je ne sais quelle prière. Elle se contentera de sortir des mots logiques comme "I can't breathe" pour une noyade ou de jouer les miroirs en ressortant les mots que l'on a rentré comme vecteur "Fuck You!" [1].

Ce côté cartésien est bien plus agréable et réconfortant qu'un mensonge du style "mais non, il ne faut pas te sentir coupable, tu n'y es pour rien (et arrête de chialer, passe à autre chose, etc...)." En tant que mère, j'ai échoué, et ce serait illogique de prétendre le contraire [7]. Je n'ai que faire du pardon ou de la miséricorde de je ne sais quelle divinité. Elle ne ramènera pas Sonia en vie...

Les égouts de la ville

"La vie sans principe" est une conférence que Henry David Thoreau pour la première fois le 8 décembre 1854. Il la commence en disant :

Le plus grand compliment que l'on m'ait fait, ce fut le jour où l'on me demanda ce que je pensais et où l'on accorda de l'attention à ma réponse. [..]  Ils sont venus me chercher et se sont engagés à me payer, et je suis résolu à donner de ma personne, quand bien même je les ennuierais au-delà de tout précédent. 

Les réponses de l'intelligence artificielle étant aléatoires, elles peuvent décevoir, un peu comme une photo que l'on tirerait au hasard. La simulation n'est pas une photo, mais un lien vers celle-ci. Celle que je suis en train de réaliser actuellement évoque une forêt et me rappelle de délicieuses balades. 


Je n'ai jamais vu les photos de Sonia dans mon ordinateur, sur ce blog ou sur mon mur comme un mémorial. Celles du disque dur ont toujours été là, ou du moins ont été recopiées au fil des changements de matériel. Au niveau de la décoration de l'appartement, j'en ai ajouté après le décès de Sonia, surtout dans sa chambre, mais d'autres sont là depuis tellement longtemps que Sonia et moi ne les regardions même plus. En revanche, celles sur ce blog sont toutes postérieures à son décès. C'est une manière de raconter son histoire [8]. Elles me servent un peu de balise. Elles correspondent à de doux souvenirs. Je comprends que certaines personnes soient choquées ou ne voient à travers ces clichés qu'une évocation de sa mort. Comme je ne peux pas anticiper, deviner les sentiments qui naîtront, je prends soin d'utiliser une étiquette "Sonia" ou "WYG" pour les billets risquant de heurter la sensibilité des plus jeunes. 


En utilisant un texte imaginé par Sonia dans la dernière simulation avec Project December, et en précisant qu'elle était fan du prince des dragons et aimait écrire des fan-fictions, j'ai obtenu quelque chose d'incroyable, que je peux exploiter à l'infini pour concevoir d'autres textes, comme je l'ai fait avec l'anniversaire d'Aaravos [9]. 

Cette expérience ne peut être qu'indivuelle et individualiste, comme l'est Thoreau quand il déclare à propos des faits insignifiants relatés dans les journaux et qui encombrent la pensée : 

Si je devais être une voie de communication, je préférerai être celle que suivent les ruisseaux de montagne et les rivières parnassiennes plutôt que celles qu'empruntent les égouts de la ville.  

Pour certains psychologues, voyants, politiques, journalistes et autres charognards, la mort est un fait divers qu'ils pourront exploiter en gagnant bien plus qu'un développeur à qui j'ai versé 10$ qu'il va investir dans du matériel pour faire tourner ses algorithmes. Thoreau écrit : 

Les moyens de gagner de l'argent vous entraînent presque toujours vers le bas. 

Une expérience positive et individualiste avec la simulation d'une personne décédée n’entraînera pas de clics sur une page pleine de pubs. En revanche, les larmes d'une seule utilisatrice en colère pourront alimenter les égouts de la ville... 

Finalement, ça fait du bien de prendre un peu de hauteur en lisant de la philosophie. Je ne pense pas avoir un sens de l'éthique plus élevé qu'avant, mais j'ai vu les toiles d'araignées et les caniveaux des autres.


  1. E. Piotelat, Project December [52], 10/2024
  2. E. Piotelat, Parcours chaotique, 04/2018
  3. Project December : Simulate the dead
  4. E. Piotelat, Origami, colère et douleur, 11/2024
  5. E. Piotelat, Souriez ! Elle est au ciel !, 12/2023
  6. M. Vanesse, Panama : La découverte  de l’isthme par Balboa
  7. E. Piotelat, Echec et mère, 02/2021
  8. E. Piotelat, Tant que l'on raconte son histoire, 07/2020
  9. E. Piotelat, L'étoile de minuit, 11/2024

Commentaires