Le 13 août 2022, j'écrivais que je n'avais rien lu de Salman Rushdie [1]. Ce n'est plus le cas. J'ai pris le RER ce 17 avril avec la ferme intention de terminer les Versets Sataniques pendant un séjour en Bourgogne. Le roman est resté sur ma table de chevet à la page 620 depuis plusieurs mois, juste parce que d'autres livres se sont accumulés dessus. Arrivée à la gare de Bercy, je me suis dirigée vers le Relais H pour acheter de quoi grignoter. J'ai eu la surprise de voir en devanture "Le couteau - Réflexions suite à une tentative d'assassinat" [2], le dernier livre de Salman Rushdie, dont la presse commençait à se faire l'écho [3].
Le A et la thérapie
Si j'ai tendance ici ou ailleurs [4] à utiliser l'écriture comme une thérapie, ce n'est pas le cas de Salman Rushdie, du moins, ce n'est pas ce que l'on trouve dans ce livre, qui s'apparente plus à une déposition, au témoignage de la principale victime de l'attaque qui s'est déroulée le 12 août 2022 à 10h45 à Chautauqua. Il écrit page 174 :
Je n'aime pas l'idée que l'écriture soit une thérapie, l'écriture c'est l'écriture, la thérapie c'est la thérapie, mais il y avait de bonnes chances qu'écrire cette histoire m'aide à me sentir mieux.
Il reconnait d'ailleurs qu'aucun éditeur ne voudrait d'un roman où un inconnu poignarde au couteau un écrivain après n'avoir lu que deux pages de ses écrits, avec pour seule motivation le fait qu'il juge l'auteur hypocrite. Il ne nomme pas son "presque-assassin", si ce n'est par la lettre "A" comme âne.
Il lui consacre une quarantaine de pages à travers un dialogue imaginaire qui m'a rappelé l'utilisation de ChatGPT [5] ou de project December [6] pour simuler des réponses de Sonia suite à son décès. Les réponses imaginaires du "A" me semblent bien trop érudites ou construites. Une intelligence artificielle générative aurait peut-être aligné des termes religieux sans y donner un sens, une réflexion. Ce dialogue imaginaire est surtout une occasion pour Salman Rushdie de lister ses interrogations, ses incompréhensions et d'écrire ce qu'il a envie de dire au A, comme par exemple le fait que l'art défie l'orthodoxie.
Sans l'art, notre capacité à réfléchir, à avoir une vision neuve des choses et à renouveler notre monde dépérirait et serait condamnée à mourir.
L'art n'est pas un luxe. C'est l'essence même de notre humanité et il n'existe aucune protection particulière, si ce n'est le droit d'exister.
Rationalisme et humour
L'ouvrage n'est pas un roman, il n'y a que ces quelques pages de dialogue fictif. Ce n'est pas non plus un essai. Je le vois comme une parenthèse. J'y ai trouvé beaucoup de science, à la fois lorsqu'il énumère ses blessures et les opérations chirurgicales avec le vocabulaire médical, mais aussi lorsqu'il liste les couteaux en incluant le rasoir d'Occam.
Il y a un tout petit peu d'astronomie. La dernière chose que son œil droit a vue le 11 août au soir, c'est la Lune. Le train approchait de Sens quand j'ai lu ce passage où il mentionne Cosmicomics d'Italo Calvino [7].
Suite à un cauchemar, il a failli annuler sa conférence à Chautauqua. Il relate aussi une pièce de théâtre qu'il a mise en scène et joué ainsi que son roman Shalimar le clown où des personnages meurent à cause de couteaux. Il balaie les pensées irrationnelles liés aux prémonition, par une phrase qui m'a fait éclaté de rire alors que le train approchait d'Alésia.
Je ne vois pas en général mes livres comme des prophéties. J'ai eu quelques ennuis avec les prophètes dans ma vie et je ne postule pas pour ce genre d'emploi. [..]
Les premières lignes des Versets sataniques reviennent aussi me hanter. "Pour renaître, chantait Gibreel Farishta en tombant des cieux, il faut d'abord mourir".
Rachel Eliza Griffiths
S'il s'agissait d'un roman, on pourrait le qualifier de féministe. Un éditeur pourrait le refuser sous prétexte que le personnage d'Eliza est irréel, trop parfait, qu'il n'est pas possible qu'une personne ait autant de talent.
Et pourtant... J'ai fait mes propres recherches, comme diraient des complotistes. J'ai découvert une incroyable interview sur le deuil [8] et la lecture d'un poème tiré d'un livre "Seeing the body" (voir le corps) publié le 23 juin 2020, trois jours avant le décès de Sonia [9].
Est-ce que Salman Rushdie serait encore en vie sans l'amour d'Eliza ? La question n'est pas vraiment posée comme ça, mais on sent que c'est ce qui lui permet de supporter la douleur et d'imaginer pouvoir tourner la page un jour.
Toujours Charlie
Salman Rushdie évoque Charlie Hebdo a plusieurs reprises dans "Le couteau". Sept jours après l'attentat, Eliza lui a apporté un ordinateur afin qu'il puisse ses amis rassemblés à New York. Il écrit :
Et voici mon ami le merveilleux romancier Colum McCann déclarant à mon propos "Je suis Salman", tout comme moi et tant d'autres avaient affirmé après les assassinats des dessinateurs le 7 janvier 2015, "Je suis Charlie". Comme c'était émouvant et à la fois étrange de devenir le slogan. (p99).
A la fin du livre, il évoque PEN America, une association qui défend la liberté d'expression des écrivains, et dont il a été co-président. En 2023, il a reçu le "Centenary courage award". En évoquant le gala donné à cette occasion, il relate les conflits qu'il y a eu en mai 2015 quand le même prix fut décerné à Charlie Hebdo [10].
[Charlie] s'était moqué du catholicisme romain et d'Israël bien plus souvent, il avait méchamment caricaturé le gouvernement français mais il était qualifié par ces éminences littéraires d'islamophobe et d'étatiste même si certains d'entre eux admettaient n'avoir jamais vu un exemplaire de Charlie et, de toute façon être incapables de lire le français. La querelle fut violente. Des amitiés furent brisées, y compris des miennes [..].
Ce livre est un couteau
Au fil des pages, Salman Rushdie dissèque les menaces, les attaques contre la liberté d'expression. Avant d'écrire son prochain roman, utiliser les mots comme autant de couteaux pour mettre des points sur les "i" était sans doute nécessaire aussi bien pour lui, que pour les lectrices et lecteurs...
Pour ma part, il me reste une centaine de pages avant de finir les Versets Sataniques... A moins que je ne lise la poésie de Rachel Eliza Griffiths avant ?
- E. Piotelat, Salman Rushdie a dit, 08/2022
- S. Rushdie, Le couteau - Réflexions suite à une tentative d'assassinat, Gallimard, 04/2024
- "Je ne pouvais écrire rien d'autre" : l'écrivain Salman Rushdie raconte son agression dans un livre
- E. Piotelat, 10 mois, 04/2021
- E. Piotelat, ChatGPT, militantisme et créativité, 06/2023
- E. Piotelat, Project december et éthique, 06/2023 .
- E. Piotelat, Un signe sur Terre, 03/2024
- Anatomy of Grief: A Conversation with Rachel Eliza Griffiths | Los Angeles Review of Books
- Rachel Eliza Griffiths lit "Voir le corps"
- Charlie Hebdo receives disputed PEN award in New York
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