De l'utilité de la mort

Hier, c'était Dia de Los Muertos, une fête dont m'avait parlé Sonia il y a longtemps en me passant la BD Lady Mechanica [1]. 

Les fêtes, les anniversaires, sont des moments difficiles quand on a perdu son enfant, parce que l'on ressent surtout l'absence, et une espèce de décalage avec le reste du monde qui reprend une activité normale au bout d'un jour, une semaine ou un mois. La Toussaint a une couleur religieuse, et est teintée de formalisme. Je n'aime pas trop la foule au cimetière et je préfère les tournesols aux chrysanthèmes, que je n'ai jamais réussi à faire repousser d'une année sur l'autre. Cela dit, quel plaisir de trouver une marque d'attention sur la sépulture de Sonia. Merci pour la bougie ! 


Célébrons la vie

Dia de los Muertos invite à célébrer ce que fut la vie de la personne. Quel plaisir d'aller faire des courses, de passer devant des "baby carottes" et de me souvenir que Sonia adorait ça ! Les fraises Tagada lui remontaient le moral. Mais aimerait-elle toujours ça à 21 ans ? C'est aussi une occasion de rafraîchir ma mémoire. Avec les années, les souvenirs s'effacent un peu.


Dia de Los Muertos, c'est aussi le moment où tout le monde partage les portraits des personnes aimées qui nous ont quitté, des grands-parents, des parents, des enfants, des époux ou épouses. Les tombes sont décorées, illuminées et les proches ont le sourire. 

Si Sonia revenait, comment pourrais-je lui expliquer ce qui se passe aujourd'hui ? Comment résumer la plupart des choses qui défilent dans l'actualité et les réactions engendrées ? Rien que le fait de devoir dire qu'une vie ici vaut une vie là-bas me semble surréaliste. C'est évident ! Pourquoi est-ce nécessaire de justifier qu'il est scandaleux de tuer un enfant, que ce soit celui qui croyait au ciel, celui qui n'y croyait pas ? [2]

  • Stackable Cube-Faced Cube, par Brian Beitel

Le témoignage de Ruth Halimi

Dans le flot d'horreurs, il y a un message qui m'a interpellée, c'est-à-dire que je l'ai lu, j'ai réagi, j'ai supprimé ma réponse parce que les mots que j'avais écrits ne pouvaient pas exprimer ce que je ressentais. 

Plus d'une semaine après, j'y repense, un peu en mode "Mais comment a-t-il osé ?" ou "How Dare you?" de Greta Thunberg. Alors oui, l'émission "On n'est pas couché"  se devait de faire de l'audience, et les clashs, les propos extrémistes, la bêtise comme dit Emilie Frèche y ont leur place. Peut-être est-ce aussi bénéfique pour la promotion d'un film ou d'un livre ? 

La première chose qui m'a choquée, c'est le mépris pour le témoignage d'une mère, les hésitations du chroniqueur, comme si prononcer "Ruth" lui était difficile. 

Vous citez cette phrase à un moment,  "Je veux que la mort d'Ilan serve à donner l'alerte.", euh, la phrase de la mère, Ruth. Et c'est vrai que cette lecture-là est peut-être un peu simpliste, parce que ce n'est pas le fait divers le plus parlant.  

Fait divers

Comment peut-on hiérarchiser les faits-divers lorsqu'il s'agit de décès d'enfants ? Comment critiquer le choix de reproduire le récit d'une mère qui a perdu son fils ? Les paroles d'une autre auraient été plus appropriées pour un film ? Comment est-ce possible de qualifier de simpliste le fait de vouloir combattre l'antisémitisme en racontant l'histoire d'Ilan Halimi, tué, parce que juif ? 

Récupérer la mort d'un enfant à des fins politiques est l'apanage des charognards, sauf quand ce sont les parents qui s'engagent, peu importe que leur choix soit le mien ou non. J'essaye de ne pas juger une personne en deuil, me souvenant de mes réactions en mode porc-épic [3].

Cet été, les politiques ont battu tous les records, avec notamment le JDD et la tribune "Nous ne sommes pas des faits divers", ou l'exploitation honteuse dans les médias d'extrême droite des propos de la maman d'Enzo dans le Parisien [4]. J'ai bien conscience que, passé les quelques jours d'émotion décrits en début de ce billet de blog, je suis aussi devenue un fait divers [5].  

Le décès d'Ilan Halimi est un fait divers, sauf pour sa mère Ruth et tous ceux qui l'ont écoutée, qui ont eu du mal à dormir après cela ou qui ont eu peur que la même chose leur arrive. Il me semble évident qu'Alexandre Arcady fait partie de ce cercle-là après avoir réalisé son film. Il y a au pire une énorme maladresse du chroniqueur, un peu comme s'il disait :

Vous avez écouté une mère pleurer pendant des heures, raconter le calvaire de son fils séquestré, torturé pendant 24 jours, mais on s'en fiche, ce n'est qu'un fait divers, et pas terrible, vous auriez pu en prendre un autre.  

Donner l'alerte

Quand Ruth Halimi dit qu'elle veut que la mort de son enfant serve à donner l'alerte, je me suis identifiée à elle. J'ai eu la même réaction dès le décès de Sonia. J'ai dit aux parents d'adolescentes d'enlever la serrure de leur salle de bain, regrettant de ne pas l'avoir fait [6]. Sonia est décédée pendant une vague de chaleur, et là aussi, j'ai crié pour désarroi devant l'inaction climatique [7]. 

On retrouve ce besoin d'alerter chez les parents qui ont perdu un enfant à cause du harcèlement scolaire, comme Nora, la maman de Marion [8], mais aussi chez ceux dont l'enfant est décédé d'un accident, ou d'une longue maladie. Finalement, ce besoin d'alerter, n'est-il pas propre à tous les parents endeuillés ? Ne va-t-il pas de pair avec la culpabilité et les "et si" ? Brigitte Giraud n'utilise-t-elle pas son roman "Vivre Vite" aussi pour nous alerter des dangers de la Honda 900 CBR Fireblade. ? [8].

Cardinal + Blue Jay Variation, by Francesco Mancini

Attiser des tensions

Dans le doute, j'ai regardé l'intégralité de la séquence [10]. Le chroniqueur cherche à se démarquer de sa Natacha Polony en prenant une autre position. Il pousse le bouchon très loin en demandant au réalisateur s'il n'a pas peur d'attiser les tensions. La réponse de Franz-Olivier Giesbert  est brillante. Il insiste sur le fait que tous les coupables n'ont fait qu'exécuter les ordres, comme les tortionnaires des camps de concentration. Le gang des barbares a déshumanisé Ilan Halimi en raison de sa religion. 

J'ai été surprise d'y retrouver des discours d'aujourd'hui. Si elle revenait, Sonia ne serait peut-être pas surprise d'entendre les propos d'une gauche refusant de qualifier le Hamas d'organisation terroriste, ou minimisant la barbarie du 7 octobre en faisant tout pour nous inviter à regarder d'autres faits divers.

La mort d'un enfant, la souffrance d'une mère est difficile à observer. Si l'alerte de Ruth Halimi avait été entendue, la situation serait-elle différente aujourd'hui en France ? Les prénoms des enfants français séquestrés par les barbares du Hamas défileraient-ils sur les chaînes de TV comme ceux des journalistes  jadis pris en otage ? A-t-on peur que la France s'attache à Mia (21 ans), Etan (12 ans), Sahar (16 ans), Ehrez (12 ans), à Ruth (16 ans) et aux autres otages ?  Si l'extrême gauche avait entendu l'alerte de Ruth Halimi, serait-elle aussi ignoble aujourd'hui ? 

Lillian's Butterfly by Michael LaFosse


  1. E. Piotelat, Dia de los Muertos, 11/2020
  2. Aragon, La rose et le réséda, 1943
  3. E. Piotelat, Parc Paul Loridant, 09/2021
  4. N. Cosson, « On se sent abandonnés » : la colère des parents d’Enzo, 16 ans, séquestré et battu à mort, 08/2023
  5. Zazaa, Je suis un fait divers, 09/2023
  6. E. Piotelat, Un étrange hommage, 07/2020
  7. E. Piotelat, Suicide climatique, 08/2020
  8. E. Piotelat, Camélia face à la meute, 09/2021
  9. E. Piotelat, Vivre vite, 08/2023
  10. A. Arcady son film sur Ilan Halimi et la gang des barbares On n'est pas couché 26/04/14

Commentaires

Nathalie Faure a dit…
Ce témoignage que tu mentionnes souligne l'impuissance et l'incohérence d'une partie de la gauche. Engluée dans les besoins et valeurs contraires, elle ne prend plus parti. A force de vouloir l'égalité plutôt que l'équité, le pacifisme mou plutôt que la prise de position face à l'intenable : se souvenir qu'un acte aussi barbare contre un être humain est condamnable. Pas besoin de religion. Aller en plus reprocher d'attiser la haine.. c'est retourner le couteau contre la victime. Ici on appelle ça le "victime blaming" ah, finalement c'est la faute de la victime ou des gens qui dénoncent les conditions qui ont mené à ce meurtre.