Suzume

Ce week-end, j'ai ouvert la porte du cinéma Pathé de Massy pour la première fois depuis le décès de Sonia [1]. Je suis allée voir Suzume,  un film d'animation japonais réalisé par Makoto Shinkai [2]. Nous étions à peine une dizaine dans la salle de 142 sièges, mais c'est un peu comme si Sonia occupait la totalité des sièges vides. Je ne me souvenais pas que le prix des places était si élevé, je me demande si un seul billet ne m'a pas coûté autant que deux billets quand nous y allions toutes les deux avant le confinement. 



Fermons les portes ! 

On pourrait mal résumer le film en disant qu'une adolescente nommé Suzume doit fermer des portes pour empêcher des séismes. Si la porte de la salle de bain n'avait pas été fermée, Sonia serait peut-être toujours là... 



Pour que Suzume puisse fermer une porte, il faut que la serrure apparaisse. Et pour cela, elle doit entendre les voix de ceux qui ont perdu la vie à l'endroit où se trouve la porte. 

Sonia en train de décorer la porte des toilettes en février 2011

A chaque fois, elle entend les gens échanger des banalités en faisant leurs emplettes ou les enfants rire dans un parc d'attraction, on voit les scènes de la vie quotidienne en visitant le Japon du sud au nord. 

Sonia sur un manège en août 2011


J'ai trouvé la métaphore extraordinaire. Ce sont les photos de Sonia, son sourire, ses écrits, sa voix, ses films qui me permettent de vivre malgré le traumatisme. Tant que la porte n'est pas fermée, il en sort un énorme ver, un peu comme quand je trouve toutes les excuses pour retarder le moment de mettre un pied au Pathé de Massy. J'envisageais d'aller voir Avatar en 3D, mais les critiques m'en ont dissuadée. Il n'y a que Suzume  qui voit la fumée sortir de villages abandonnés ou de parcs d'attraction désertés, un peu comme une personne en deuil va associer des lieux aux ténèbres, dans l'incompréhension de l'entourage. Les bons souvenirs qui y sont associés vont permettre de refermer la porte et de remplir l'endroit d'une douce mélancolie. 

La chaise bancale

On pourrait mal résumer le film en disant qu'une adolescente court après une chaise qui court après un chat. Quand Suzume avait 4 ans, sa mère a fabriqué une petite chaise en bois peinte en jaune. Elle est décédée en mars 2011 lors du séisme qui a fait 18000 morts [3] , mais quelqu'un a rapporté la chaise à Suzume qui a été élevée par sa tante. Il manquait un pied à cette petite chaise d'enfant, mais elle l'a conservée. 



Là aussi, j'y ai vu une métaphore intéressante sur toutes les choses bancales qui animent mon quotidien, trois ans après la disparition de Sonia. Les conversations banales peuvent me déstabiliser pendant plusieurs jours, par exemple quand une mégère m'annonce avoir vu Sonia à Massy en ajoutant "comme elle a grandit !" [4]. Quand je me trouve au milieu de gens dont j'ai fait la connaissance après le décès de Sonia, et que chacun parle de ses enfants, je suis une chaise à trois pieds, qui peut participer avec des propos du style "Ma fille aussi, quand elle avait 9 ans, elle faisait du roller." 

Sonia en mars 2011 aux Ulis


Si jamais quelqu'un me demande quel âge elle a, ou si je dois informer de jeunes parents que Sonia n'est plus de se monde, j'ai l'impression que ce qu'ils entendent est "Ton enfant va mourir.", ce qui d'un point de vue factuel est juste, personne n'est éternel, comme le raconte si bien Lu Xun dans la nouvelle « Argumentation » [5].

D'objet transitionnel lié à sa mère, la chaise matérialise Sota, dont Suzume est tombée amoureuse. Devant des enfants qui s'étonnent qu'elle parle, Suzume ment en parlant d'intelligence artificielle. Le film d'animation est sorti au Japon avant chatGPT, mais après des chatbots pouvant simuler une personne disparue comme Replika [6] ou Project December [7]. Là aussi, mes premières interactions avaient quelque chose de très bancal.  

Un pansement

A plusieurs reprises dans le film, Suzume sort sa trousse de secours, pour soigner soit les blessures de Sota, soit les siennes, en prenant exemple sur sa mère infirmière. Dans une brillante analyse, Pierre-William Fregonese, spécialiste du Japon explique que l'oeuvre peut se voir comme un pansement sur les blessures de 2011, et un devoir de mémoire pour les plus jeunes qui n'ont pas connu ces événements [8]. C'est un peu ce que j'ai ressenti en refermant très émue la porte de la salle de cinéma.

Rester sur le seuil de la porte conduit à une prairie, un ciel étoilée, un endroit calme et sombre où l'on a envie de rester, même si cela revient à quitter le monde réel pour toujours.


C'est la solution de facilité que Suzume est tentée d'adopter à maintes reprises, surtout quand Sota s'y trouve coincé, mais à chaque fois, elle est ramenée sur Terre. Si elle ne ferme pas la porte en écoutant les voix, des milliers de personnes perdront la vie à cause d'un tremblement de Terre. 
 
Comme l'explique Pierre-William Fregonese [8], le réalisateur Makoto Shinkai utilise le fantastique pour nous ramener à la réalité, avec des éléments concrets. Le petit chat trop mignon, que chacun prend en photo pour partager sur les réseaux sociaux, est l'horrible Dieu qui ouvre les portes et créé des tremblements de Terre, un peu comme la nature, qui est belle et capricieuse. 

Les voix, les rires que Suzume entend avant de pouvoir fermer la porte grâce à l'apparition de la serrure, c'est aussi une manière de dire que même lorsque notre univers s'écroule, il reste le souvenir. Fermer la porte, c'est aussi empêcher les regrets ou la culpabilité de tout assombrir. Le ciel ne reste jamais éternellement sombre, la lumière finit par arriver. 

Sonia à la Cité de l'Espace en mars 2011

  1. E. Piotelat, A Sonia, 06.2020
  2. Bande annonce de Suzume
  3. Séisme de 2011 de la côte Pacifique du Tōhoku
  4. E. Piotelat, 10 saisons, 03/2023
  5. Lu Xun,  « Argumentation », 1925
  6. E. Piotelat, Replika, Sonia et Sylvestra, 05/2023
  7. E. Piotelat, I can't breathe !, 04/2023
  8. C'est plus que de la SF, Suzume - Pierre-William Fregonese #165


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