D'Erlingen à Frangy-en-Bresse

Je viens de terminer le dernier roman de Boualem Sansal "Le train d'Erlingen ou La métamorphose de Dieu". J'en ai rédigé une critique sur Babelio [1]. Sur ce blog, je souhaite faire autre chose, plutôt des notes de lecture comme il y a dans le livre, ou pourquoi pas écrire des lettres comme le font les deux héroïnes.


Note de lecture numéro 1

Demain, il y a la traditionnelle Fête de la Rose à Frangy-en-Bresse. Le mélange de rouge et de dégradé de vert sur l'affiche m'a mise très mal à l'aise. Simple mauvais goût ? Manque de budget pour payer un graphiste ? Activité collage dans l'école du coin avec de budget promis par l'ancienne ministre de l'éducation dont le mari était invité l'année dernière ? Je n'assisterai pas à cet enterrement des idées socialistes, qui n'ont pas survécu aux attentats de 2015, mais c'est un bon prétexte pour parler du livre de Boualem Sansal.
A la fête, il y aura une table ronde sur le thème "Austérité, Biodiviversité, Migration : L'Europe dans la tourmente" qui correspond tout à fait aux thèmes abordés par Boualem Sansal qui écrit par exemple page 57 :
L'envahisseur est évidemment un immense problème, pour nous, pour le monde, mais il ne l'est pas pour l'Histoire, l'humanité n'existe que par le mouvement des peuples et seuls se meuvent les peuples forts, en qui est actif l'esprit d'aventure et de conquête. Si chacun était resté chez lui à cueillir des baies et à regarder pousser l'herbe, l'humanité aurait disparu, emportée par la consanguinité, l'ennui, l'ignorance...

Austérité : un train pour Erlingen (ou Frangy)

Il y a des similitudes entre ce petit village bressan et la la ville fictive imaginée par Boualem Sansal. Un train permet d'aller à la gare voisine de Mervans, mais pour combien de temps encore ? Toute ligne doit-elle être rentable ? N'est-il pas primordial de permettre à n'importe quel jeune de s'évader pour faire des études, ou se cultiver dans les agglomérations voisines même s'il n'a pas le permis de conduire ? Si l'on veut réduire la quantité de carbone dans l'atmosphère, ne faut-il pas aussi permettre aux parisiens de rendre visite fréquemment à leurs parents âgés ? L'association SOS Terre de Bresse [2] fait un travail remarquable, mais cela suffira-t-il à éviter que les villages de la région deviennent coupés du monde, en attendant un hypothétique train ?


Biodiversité : un nœud à mon mouchoir 

Erlingen, c'est aussi la Terre, sur laquelle il ne sera peut-être plus possible de vivre, dans 10 ans, 20 ans, 50 ans. Si des orages ont frappé Frangy-en-Bresse et ont permis à la végétation de rester verte, ce n'est pas le cas partout.


Faut-il chercher à quitter la Terre à tout prix, comme le propose par exemple Robert Zubrin dans cette interview [3] ou Elon Musk avec sa "Big Fucking Rocket" [4] ? Il n'y aura pas de place pour tout le monde. Qui partira ? Les plus courageux, les plus forts ? Les plus riches ? Faudra-t-il un tirage au sort ?



Boualem Sansal évoque à plusieurs reprises "Walden ou la vie dans les bois" du philosophe  Henry-David Thoreau [5]. Page 107, il écrit :
"Non, véritablement, le plus dur pour l'hermite de Walden sera de nous convertir à sa religion à lui, l'amour de la nature comme foyer d'accomplissement pour l'humanité. Notre vie n'est possible que sur ce cailloux en orbite à bonne distance autour du soleil, nous le savons, mais la nature qui nous a beaucoup donné a oublié de nous doter de la vue longue et de la pensée persistante. Tout glisse sur nos plumes. Et très vite, personne ne sait pourquoi il a mis des nœuds à tous ses mouchoirs. Il faut craindre que nous ne décevions le brave Thoreau, nous avons si excellemment agit que la Terre n'est plus qu'un tombeau pollué en chute libre dans le cosmos."

Au moment où l'on avait du mal à respirer à cause de la canicule, où l'on craignait une hécatombe comme en 2003 et où chacun se calfeutrait chez lui volets fermés pour garder de la fraîcheur, on a tous fait des nœuds à nos mouchoirs [6]. Deux semaines plus tard, on a déjà oublié les articles alarmistes sur le réchauffement climatique. L'herbe n'est pas verte ? Et alors ?

Migrations

Dans le roman, Erlingen est entouré d'un ennemi que l'on ne voit pas, que l'on ne nomme pas, mais que l'on sait terrible. Evidemment, quand on a lu 2084 [7], quand on a déjà écouté Boualem Sansal parler de l'islamisme, on comprend vite que celui dont on n'ose dire le nom ne s'appelle pas Voldemort [8].

Y'a-t-il des migrants à Frangy-en-Bresse ? Oui, ils occupent même tout un hameau, rachètent des fermes dont plus personne ne veut et les retapent, les embellissent. La plupart viennent de Suisse, pour le week-end ou plus longtemps.


Même ceux qui ne parlent qu'Allemand ne sont pas des ennemis, des gens que l'on regarde de travers, comme s'ils étaient des extraterrestres. Mais alors, si tout se passe bien, pourquoi aborder le thème des migrations en rase campagne ?
Les politiques chercheraient-il à se racheter une bonne conscience après les attentats de 2015, qui n'ont eu comme seul effet que de nous priver de notre liberté avec la loi renseignement qui n'a pas empêché un fiché S d'égorger sa mère et sa sœur cette semaine.


"Le train d'Erlingen" est une thérapie de groupe. Que l'on habite à Paris ou à Frangy-en-Bresse, l'attentat de Charlie Hebdo, comme les événements du 13 novembre sont ancrés en nous. Bien sûr que l'ennemi que l'on n'arrive pas à nommer, ce n'est pas cette jeune banlieusarde qui attend le bus avec moi pendant que je dévore le roman. Elle n'ira sans doute jamais à Frangy-en-Bresse et ne risque pas de faire du mal à ses habitants.


Boualem Sansal appuie là où ça fait mal. Page 181, il écrit :
Après l'attaque du Bataclan, maman et moi nous appelions au téléphone toutes les heures, à mesure que le bilan s'alourdissait, de communiqué en communiqué.
Quelle douleur et quelle terrible humiliation de voir son pays à genoux, tremblant de peur, implorant protection et grâce, et quelle insupportable honte d'avoir des dirigeants aussi nuls. Les peuples, qui après tout méritent ce qui leur arrive, ne devraient jamais accepter de se laisser gouverner par des mauviettes. Mourir de leur insignifiance, c'est mourir deux fois. 

Tout est dit. La coopérative des gauches peut manger du poulet de Bresse, faire son cirque en buvant un crémant du Jura, personne n'est prêt à confier de nouveau le pouvoir à Hollande, Hamon ou Montebourg tant qu'ils ne combattront pas l'islamisme, tant qu'ils ne mettront pas des mots sur leur comportement oisif de 2015, histoire de ne pas froisser un électorat qui croit au paradis.


L'ennemi, ce n'est pas l'adversaire politique qu'il soit d'extrême droite, ou placé par de riches familles à la mairie d'Erlingen pour protéger leurs biens et éviter qu'un inconnu soit au pouvoir. Tant que les politiques seront incapables de qualifier celui qui égorge un prêtre, un inconnu ou sa mère en criant "Allah Ackbar", de faire la différence avec celle qui a fui la Syrie pour échapper à Daech, alors oui, l'Europe restera dans la tourmente.


D'Erlingen à Frangy-en-Bresse cette masse informe d'ennemis invisibles a déjà envahi nos conversations, nos journaux TV et ce billet de blog. pendant que ceux qui sont censés nous protéger discutent autour d'un bon repas s'il faut prendre la Cadillac ou la Porsche pour fuir le village, puisque le train n'arrive pas. Tant pis pour la planète !

  1. Boualem Sansal, Le train d'Erlingen ou La métamorphose de Dieu, Gallimard, 2018. 
  2. Blog de l'association SOS Terre de Bresse
  3. Denise Show, Robert Zubrin wants to establish a 'new branch of human civilization' on Mars NBC news, août 2018.
  4. E. Piotelat, Après l'apocalypse, 10/2017
  5. Henry-David Thoreau, "Walden ou la vie dans les bois" (Wikipédia)
  6. E. Piotelat, Les canicules s'emballent, 7/2108 
  7. E. Piotelat, 2084, 08/2016
  8. E. Piotelat, BOUALEM SANSAL - DISCOURS REMISE DES PRIX VARENNE AUX JOURNALISTES 2016

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