2084

Je n'ai pas pour habitude de lire de la "lit-gen" (littérature générale), encore moins lorsque "les gons courent les rues"... J'ai entendu Michel Houellebecq parler de 2084 de Boualem Sansal  :

Ce livre-là est bien et c'est celui que je suis en train de lire.

Ayant apprécié Soumission, je me suis lancée dans la lecture de ce roman, qui a l'énorme avantage d'être de la science-fiction, donc de supposer une intelligence chez le lecteur pour transformer (ou pas) Yölah en Allah ou Gkabul en Islam. Houellebecq aurait-il pu jouer à cela avec le récit de Soumission, ancré à la fois sur le territoire français, avec des guignols politiques contemporains, et dans un futur relativement proche ?


2084
est plus complexe. En le lisant, j'ai souvent pensé que l'auteur faisait une allusion à DAECH, alors qu'il a déclaré sur France Inter, dans l'émission Boomerang qu'il s'agissait plutôt de l'Iran. Dans ce billet, je propose d'ouvrir le livre et de m'arrêter sur certains des plus beaux passages en faisant des parallèles avec l'actualité de septembre 2015.  

Si vous avez envie de lire 2084, ne lisez pas la suite (alerte spoiler) !

 

Le personnage principal, Ati retourne à Qodsabad après deux ans au sanatorium. Il y a appris à penser comme tout le monde, dans un pays, où il n'est nul besoin d'être éduqué pour proclamer "Yölah est grand et Abi est son délégué".

Tous en cage

Cette uniformité voulue par la religion est exactement ce qui effraie Snowden dans Citizen Four. A force d'être surveillés, on finit par s'auto-censurer. On perd la liberté de surfer, on s'interdit de rechercher de l'information sur certains sites.

C'est la loi, un oiseau sorti de la cage, fût-ce le temps d'un battement d'ailes, doit disparaître, il ne peut y retourner, il chanterait faux et sèmerait la discorde.
(page 41)

Le peuple

Tout au long du chemin, Ati s'interroge sur la diversité des lieux et des gens, constituant pourtant un seul pays, un seul peuple. Nous commettons l'erreur de parler du peuple grec, français ou juif par exemple comme s'il était composé d'individus identiques. 
Le peuple serait donc une théorie, une de plus, contraire au principe d'humanité, tout entière cristallisée dans l'individu, en chaque individu. C'était passionnant et troublant. C'est quoi alors un peuple ? (page 64)
Les journalistes et politiques voudraient que l'on n'ait qu'un seul modèle de réfugié Syrien, au hasard le petit Aylan, 3 ans, quand l'Europe souhaite que l'on accueille les migrants. Pour ceux qui sont hostiles à cet accueil, le modèle de réfugié est plutôt le jeune homme qui affronte les forces de police en Bulgarie. Le peuple Syrien, c'est aussi Daech et Bachar El Assad.
  

Livre 2 Quartier

Les loups

Ati est embauché à la mairie, où la corruption est une autre façon de respirer. Il y rencontre Koa, trop gentil, mais disant à chacun ce qu'il désire entendre.
Avec les loups, il faut hurler ou faire semblant de hurler, bêler est la dernière chose à faire. (page 93)
La politique des dirigeants européens n'est-elle pas de faire semblant de hurler avec les loups ? Cela fait plusieurs années que les migrants meurent en Méditerranée -souvent des hommes d'Afrique noire- sans que cela créé de hurlement.
Angela Merkel a commencé à hurler sur l'accueil des Syriens. D'autres ont suivi en acceptant les quotas.
Certains loups ont remis des contrôles aux frontières. L'Europe s'est refermée peu à peu...

Où est l'ennemi ? 

Boualem Sansal a une analyse pertinente de la situation actuelle : 

Pour que les gens croient et s'accrochent désespérément à leur foi, il faut la guerre, une vraie guerre, qui fait des morts en nombre et qui ne cesse jamais, et un ennemi qu'on ne voit pas ou qu'on voit partout sans le voir nulle part. (P105)

Cela rappelle les propos entendus lors des discussions sur le projet de loi renseignement. Comme on ne sait pas qui est l'ennemi, où il est, il faut tout surveiller. C'est à se demander si l'ennemi, ce ne serait pas le réseau lui-même...
On est dans une problématique proche de SETI. On ne sait pas ce que l'on cherche. Comment reconnaître un islamiste radical ? Les Femen ont montré qu'il suffisait d'écouter certains imams. Cette semaine, une vidéo de Rachid Houdeyfa a circulé, avant d'être supprimée. Il explique à de jeunes enfants que la musique est satanique.
L'ennemi, ce n'est pas l'imam, sans doute déjà très surveillé, mais l'enfant qui aura pris ses paroles au premier degré et sera prêt à partir en Syrie ou à déposer une bombe où on lui dira après avoir passé une longue période à tout faire pour qu'on ne remarque pas son comportement. Peut-être ses parents l'enverront-ils à l'école le jour de l'Aïd pour que les enseignants ne se doutent de rien.



Islamophobie :

Le roman de Boualem Sansal comporte de nombreuses interrogations sur le langage, qui ne sont pas sans rappeler le piège que constitue le mot "Islamophobie" lui-même. Beaucoup en France ont peur de l'Islam, pourquoi se le cacher ? Une phobie, ça ne se contrôle pas. Comme certains ont peur des araignées, j'ai peur des chiens. Et personne ne peut me l'interdire...
Quel rapport existe-t-il entre religion et langue ? ... Est-ce la religion qui se crée un langage spécial par besoin de sophistication et de manipulation mentale, ou est-ce la langue qui atteignant un niveau élevé de perfection s'invente un univers idéal et fatalement le sacralise ? (page 112)
Quelle est la différence entre niqab, hijab, voile, foulard ? Quelle est-elle étymologiquement ? Quelle est-elle pour moi qui croise une voisine aux Ulis ? A priori aucune, elle s'habille comme elle veut. Quelle est la différence pour la croyante ainsi vêtue ? Hier à 8h30, j'ai croisé des enfants, joyeux, un cartable sur le dos, comme tous les jours. J'ai aussi croisé une fillette dont on ne voyait que le visage d'une grande tristesse derrière les tissus roses. Elle se rendait vraisemblablement à la mosquée, mais n'avait pas l'air de considérer l'Aïd comme une fête. J'ai eu l'impression que le voile n'était pas qu'un vêtement pour elle et j'ai ressentie, non pas de la phobie, mais un malaise. 

Livre 3 : voyage

Dans la troisième partie, A-t-il décide de sortir de son quartier pour retrouver Nas, l'archéologue qui lui avait fait part de ses découvertes lors de son retour du sanatorium. Il va y découvrir la liberté et s'approcher du pouvoir afin d'en appréhender les rouages. 

On y retrouve des réflexions sur le langage. Il y a quelques semaines, cette phrase évoquait pour moi le sacrifice des ados occidentaux séduits par Daech. Hier, 700 personnes sont mortes parce qu'elles ont eu la bonne idée de jeter des pierres contre un mur en pensant chasser Satan.

Une douleur qui porte un nom est une douleur supportable, la mort elle-même peut-être vue comme un remède si l'on sait bien nommer les choses (p131)
Certes, mourir en combattant le diable lors d'un pèlerinage à la Mecque est beaucoup plus supportable que mourrir en jetant un vulgaire caillou sur un mur qui gênait le flux des soumis. Un peu plus loin, on retrouve la notion de troupeau qui peut expliquer qu'aucun pèlerin n'ait été en mesure de réfléchir pour sauver sa vie. 

Sous le règne du Gkabul, la foi commençait par la peur et se poursuivait dans la soumission, le troupeau devait rester groupé et marcher droit vers la lumière, les bons n'avaient aucunement à payer pour les mauvais. (P177)

 Une solution pour combattre cela, serait de ne plus parler de religion, y compris à la télévision. La France redeviendrait un pays laïc. Cependant, les religieux de toute confession, adorent se poser en victime au moindre trait de crayon sur un papier. Personne ne les a obligés  à lire Charlie Hebdo ou Soumission, mais ils l'ont fait pour renforcer leur religion. Boualem Sansal écrit : 
La religion s'appauvrit et perd de sa virulence si rien ne vient la malmener. (P139)

Livre 4

En voyant à quel point ce roman colle à l'actualité de cette semaine, je me suis demandé s'il était prémonitoire comme Soumission ou simplement intemporel.

Cette semaine, Luz prend sa retraite, avec une espèce de Baroud d'honneur : 


Boualem Sansal ne dit pas autre chose quand il écrit :

Il découvre aussi que le savoir des uns ne compense pas l'ignorance des autres, et que l'humanité se règle toujours sur le plus ignorant d'entre les siens. (P213)

La dernière phrase que j'ai retenu est celle-là :
La religion, c'est vraiment le remède qui tue. (P247)

En conclusion, lire 2084 fut pour moi une véritable bouffée d'oxygène. J'y ai trouvé une analyse pertinente qui m'a permis de reconstituer le puzzle à partir des "alertes événements" qui polluent les chaînes d'information. L'auteur apporte une lumière, un recul, sur les méthodes et le langage des religions.

Au lieu de nous engluer sur des conflits internes en accusant d'islamophobie ou d'antisemitisme tout intellectuel qui ose penser autrement que ce que souhaite les médias, nous devrions accompagner Boualem Sansal sur Sirius et regarder tout cela de haut afin de mieux comprendre les fins rouages et les grains de sables qui changent le monde.

Enfin, ce roman est clairement de la science-fiction, très influencé par 1984 d'Orwell. Espérons qu'il reste dans l'histoire et soit bientôt lu dans les collèges.

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