J'ai commencé le livre de Delphine Horvilleur "Vivre avec nos morts" [1] hier soir. J'ai réussi à éteindre l'écran à 1h du matin, pour le rallumer à 6 heures. J'ai pleuré. J'ai éclaté de rire. J'ai eu envie de cocher plein de cases "Oui, c'est juste", "Oui, j'ai vécu la même chose", "Oui, c'est vrai", alors que je ne suis pas juive. J'ai découvert une culture et compris certains symboles qui étaient sous mes yeux depuis le décès de Sonia le 26 juin 2020 et son inhumation le 30 juillet.
La laïcité, c'est un caillou
Delphine Horvilleur est connue pour être un rabbin laïc, c'est du moins comme ça que Béatrice, la sœur d'Elsa Cayat l'a présenté à l'assistance le 15 janvier 2015 au cimetière de Montparnasse lors des obsèques de la "psy de Charlie", où la majorité des intimes étaient athées.
Le jour de la disparition de Sonia, et plus encore à l'occasion de la cérémonie au crématorium des Ulis [2], j'ai compris ce qu'était la laïcité, sans vraiment avoir besoin de mots pour l'exprimer. La laïcité, c'est cette amie musulmane qui me dit avoir prié pour Sonia le vendredi, et le couple de voisins qui me dit le dimanche avoir aussi prié pour Sonia à l'église. La laïcité, ce sont mes "pourquoi ?", mes "Et si ?", qui font écho aux mots comme "mektoub", "paradis", "paix", "shalom"... La laïcité, ce sont les milles manières de venir dire au-revoir à Sonia au funérarium, ou de rester à l'extérieur. La laïcité, c'est une salle sans symbole religieux le jour de la crémation, avec un discret maître de cérémonie, mais des amis, des proches, des collègues de toute confession qui sont accueillis peu importe les vêtements où les symboles qu'ils portent. La laïcité, c'est un cimetière, où les tombes font la ronde, peu importe qu'elles protègent ou non le corps d'un athée ou d'un croyant.
"Poser un caillou sur une tombe, c'est déclarer à celui ou celle qui y repose que l'on s'inscrit dans son héritage, que l'on se place dans l'enchaînement des générations qui prolonge son histoire. La pierre dit la filiation, réelle ou fictive, mais toujours véritable. "
Les fantômes
Il n'y a pas que les cailloux qui cachent des symboles issus d'une longue tradition. Delphine Horvilleur parle aussi du drap blanc qui recouvre les fantômes. Elle explique que les morts sont partout, et je ne peux qu’acquiescer. Quand je traverse le parc nord au retour du cimetière, je vois Sonia escalader les cailloux, jouer dans le sable, s'entraîner pour la course de fond au baccalauréat.
Sonia me dit aussi qu'il ne faut pas couper ce saule, sous lequel elle a échafaudé tant de projets impossibles, comme construire une barque pour aller jusqu'à l'île.
C'est sous ce saule qu'elle aimait aussi observer les canetons ou inventer des histoires. Elle m'avait dit que c'était là que je pourrais la retrouver si jamais je m'inquiétais de ne pas la voir revenir à temps. Peu après son décès, quand une voisine m'a dit "il y a un jeune qui l'a vue au pied de l'immeuble le vendredi matin", c'est-à-dire avant qu'elle ne se noie à 6h du matin, je suis allée au pied de ce saule, vérifier si elle n'avait pas laissé une lettre. Plus tard, la voisine croisée dans l'ascenseur m'a dit que le jeune s'était sans doute trompé. C'était peut-être le jeudi.
Effondrement du monde
Delphine Horvilleur consacre un chapitre au décès d'un enfant. Autant avouer que j'ai pleuré dès que j'ai lu ces lignes :
La mort d'un enfant provoque cela, l'effondrement du monde pour chacun d'entre nous, la conscience collective d'un chaos indicible dans lequel plonge l'humanité, sous les traits de parents dont l'avenir est, en un instant, devenu le passé.
Elle décrit ensuite avec des mots justes ma situation :
Ce deuil vous dit que vous habitez dorénavant hors du monde, hors du temps, dans un lieu duquel on ne revient pas. La mort d'un enfant vous condamne à l'exil sur une terre que personne ne peut visiter, à part ceux à qui il est arrivé la même chose.
Et non seulement, elle le décrit, mais elle dit qu'il existe un mot en hébreu "Shakoul" pour désigner un parent qui a perdu un enfant. Elle l'associe à l'image d'un pied de vigne dont on a coupé les fruits...
Une photo sur une pierre tombale
Lorsque des hommes ou des femmes meurent à un âge avancé, qui décide de figer dans le marbre une image d'eux à quatre-vingt-dix ans, plutôt qu'à trente ans ? Pourquoi une photo et une seule, raconterait-elle un être en gelant pour l'éternité sa vie dans un seul temps ?
Un livre laïque
Si j'ai pleuré, j'ai aussi beaucoup ri, car Delphine Horvilleur ne manque pas d'humour. Le chapitre consacré aux filles de Birkenau, Simone Veil et Marciline Loridan-Ivens est extraordinaire. Il montre aussi tous les non-dits dans les histoires familiales, tous les fantômes dont on cache l'existence aux enfants.
Ne connaissant que très peu de choses de la Torah ou de l'ancien testament, et pratiquement rien de la culture juive, j'ai apprécié l'érudition de l'auteur. Ce qui m'a le plus étonnée, c'est que je me suis sentie accompagnée, comme si les histoires bibliques que racontait l'auteur me concernaient, comme si elles étaient des petits cailloux, un héritage ancestral qui m'était aussi destiné.
J'ai souvent vu les mots de Delphine Horvilleur comme quelque chose d'universel, qui me concerne de la même manière qu'il touchera quelqu'un de très croyant. Je ne sais pas s'il existe des parents qui interdisent à leurs enfants de regarder Scoubidou ou Casper le gentil fantôme pour des raisons religieuses. Je ne pense pas que certains voient dans un caillou uniquement le symbole d'un héritage après la mort.
En tous cas, parcourir les récits, retrouver Simone Veil ou Elsa Cayat m'a fait du bien. J'ai eu l'impression d'être guidée. Mes yeux se sont ouverts sur des cailloux que je regardais depuis 8 mois sans les voir.
- D. Horvilleur "Vivre avec nos morts", 03/2021
- Vidéo de la cérémonie
- E. Piotelat, 2 mois, 08/2020
- E. Piotelat, Une saison au..., 12/2020
- E. PIotelat, Entropie, 09/2020
- E. Piotelat, Tulipe post-apocalyptique, 12/2020
- E. Piotelat, L'honneur de souffrir, 12/2020
- Michel Rambaut (Wikipédia)
- E. Piotelat, Inhumation, 07/2020
- Tourou Nagashi Photo Frame.
- S. Piotelat, Néa : femme intelligente (partie 1 Elda), 02/2008
Commentaires
J'aime beaucoup l'idée des cailloux !
Et je suis assez d'accord avec elle : le cimetière est le lieu des vivants, puisqu'il nous permet, à nous, d'y rencontrer nos aimés... ou le saule où tu retrouves l'âme de Sonia, ce qu'elle était et ce qu'elle aimait...