L'honneur de souffrir

Après avoir découvert la comtesse Anna de Noailles sur twitter suite aux échanges avec Riquitta [1], après avoir glané quelques poèmes sur la toile [2], je me suis plongée dans son recueil de poèmes
 "L'honneur de souffrir" [3] 



Il y est question des cieux, de l'univers, des fleurs, des oiseaux, d'amour et de tombeau. Mais pourquoi n'avais-je jamais entendu parler de ces vers avant ? Est-ce que si je les avais lus au printemps, ils m'auraient touchée ? 

LXXIX

Les tombeaux.
Tout l'oubli du monde epars.
Des ifs.
Des cyprès.
La pierre est emphatique ou modeste
Sur le sol méprisé qui ne contient nul geste 
-- Ces lieux m'ont faut le cœur sombre et vindicatif

Qui donc peuple ces durs logis, serrés et blêmes ?

Cimetière de Bures sur Yvette, 22 juillet 2019

Elle parvient à trouver les mots pour décrire ce que je pourrais traduire par "Je m'en fous de tout, plus rien n'a d'importance'. 

LXII

Puisque jamais plus je n'écoute
L'univers cet inconscient ;
Puisque nul pas sur nulle route
N'intrigue mon cœur patient

Puisque sous un masque tranquille
Qui  me vient d'avoir trop souffert.
J'attends que sort de la ville
Pour entrer dans le sol ouvert

Ce corps qui vraiment eu des alies
Et fut plus brillant que l'été. 
Je bénis l'inutilité de la tombe, -- seule éternelle !

Cimetière de Bures sur Yvette, 5 août 2020

La plupart des vers ne parlent pas d'amour maternel, mais de l'amour qu'elle a pu porter à des hommes morts lors de la première guerre mondiale, ou dans son entourage (Elle fut rendue responsable du suicide du jeune neveu de Maurice Barrès qui s'était pris pour elle d'une passion à sens unique) [4]. Cependant, il y a quelques évocations de la maternité.

LXIII

Et toute mère, sans remords, 
Triomphante et pourtant funèbre,
Voue une âme aux longues ténèbres,
Et met au monde un homme mort...

XXVII

Des cœurs furent heureux le jour où tu es né.
Et pourtant le présent, plaintif ou fortuné, est un flot bref,
rompu par le temps qui s'écoule.
Une foule animée est une morte foule
pour le regard précis vers le futur tourné.
Cimetière 16 octobre 2020

J'avais déjà évoqué les garçons perdus et le fait que le cimetière de Bures-sur-Yvette me faisait penser au pays imaginaire de Peter Pan [5]. A l'approche de l'hiver, cette sensation est encore bien présente... avec des parents qui demandent au père noël de leur apporter leur enfant. 

LXXXIV

L'enfance est une route ardue.
Nul être n'est assez savant
Pour capter l'esprit de l'enfant.
Malgré la profonde étendue
Qui devant son rêve s'étend.
Il n'a pas de sûre espérance
Tant son coeur timide est prudent :

- J'ai retrouvé, en te perdant, 
Le dénuement de mon enfance.

Cimetière, 1er décembre 2020

A midi, on entend les cris des enfants d'une école voisine. Le mercredi, le week-end, il n'est pas rare d'y voir des enfants -bien vivants- accompagnés de leurs parents, s'arrêtant sur les tombes des autres enfants, posant des questions. 

Le 18 octobre, il y avait même un groupe de 4 ou 5 ramasseurs de châtaignes, plus bruyants que s'ils étaient dans un parc d'attraction... J'ai eu l'impression de les déranger en étant silencieuse devant la tombe de Sonia. 

LIV

Silence, mouvement, arpège.
Tout douceur est dans tes os ! 
Sous mon regard qui te protège
De son poétique réseau.
Tu te poses comme la neige
Et t'élèves comme l'oiseau. 

18 octobre 2020

Les ailes, les oiseaux, on les retrouve dans plusieurs poèmes de la comtesse de Noailles (comme le rossignol dans le Jeune mort [2].  

XC

Je n'avais rien à dire
Qu'à toi.
Aux autres je parlais
Comme l'on se meut ou respire. 
Mais jamais mon cœur ne mêlait 
Son trésor à leur existence.
Nous seuls n'avions pas de distance.
Sûr d'un familier infini, 
Nous étions pressés, réunis 
Dans l'étroitesse ou dans l'espace.
En toi seul j'étais à ma place. 

Que veux-tu que la gloire soit. 
Si ce n'est l'image de soi dans l'âme que l'on a choisie ?
L'offrande de la poésie. 
Je la faisais à ton regard.
Ce n'était que dans ta prunelle
Que j'étais juste et naturelle.
Désormais sans voeux, sans égards,
Je suis cette errante hirondelle
Dont on voit sur l'azur hagard
Se déchirer les noirs coups d'ailes...

26 septembre 2020

Le recueil est un voyage vers la tombe, au sens propre comme au figuré. Sans être jamais nommé, le suicide est souvent évoqué, mais chaque fois avec un mouvement de recul, ou plutôt une mort lointaine, naturelle...

XXIII

Quand vous êtes partis, muets,
Vous sur qui, l'esprit triomphant,
Je reposais comme une enfant,
Indolente de ce qui est.

J'ai quitté les vivants.
Mes pas 
Vous accompagnaient sous le sol. 
Désireuse de n'être pas,
J'ai sur vous replié mon vol. 

J'y ai retrouvé quelques échos à ce qu'évoque Ann Scott à la fin de "La grâce et les ténèbres". Quand on a vu mourir une personne, on bascule dans un autre monde. C'est peut-être pour ça que les enfants lisent Peter Pan, visitent le cimetière de Bures, mais n'apprendront jamais aucune poésie d'Anna de Noailles à l'école. Sans avoir vécu de deuil, comment comprendre ce qu'est Neverland, le pays du "jamais"... 


 Ce qui est très agréable dans les vers de la comtesse de Noailles, c'est l'absence de religion même si l'âme est présente, de mystique, le côté très cartésien, l'observation de la nature. Le deuil n'a pas de fin si ce n'est la mort. Il n'est pas question de faire son deuil, de laisser partir la personne mais de la rejoindre plus tard. Il n'y a pas  de résilience possible. La souffrance est là, même si elle s'atténue. 

L

Un univers inique abolit nos justices.
L'on ne peut plus savoir, lorsque l'on songe aux morts,
D'où souffla l'ouragan, d'où vint ce désaccord
Qui soudain arracha l'âme fidèle au corps.
Peut-être pouvions-nous, au moment qu'ils agissent
Détourner les destins par un suprême effort ! 

Tout infini malheur est hanté d'un remords. 

  1. @Cepseudomarche
  2. E. Piotelat, Calendrier de l'avent, 12/2020
  3. Anna de Noailles, L'honneur de souffrir, 1927
  4. Anna de Noailles, Wikipédia.
  5. E. Piotelat, L'automne à Neverland , 09/2020
  6. E. Piotelat, La Grâce et les ténèbres, 11/2020

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