Je viens de terminer le livre de Riss [1], évoqué dans le précédent billet [2]. Il y raconte l'attentat du 7 janvier 2015 dans les locaux de Charlie Hebdo. Il s'appuie sur l'expérience qu'il avait de la mort avant l'événement pour se reconstruire progressivement dans les jours, les semaines, les mois, les années après. Il rend hommage aux victimes, tout en décrivant le long chemin pour soigner ses blessures physiques et morales.
Ce que Riss a vécu n'a rien à voir avec ce qui m'arrive. Le seul bobo du
26 juin est une petite égratignure aux doigts, à force d'avoir
tambouriné sur la porte de la salle de bain. Je pensais que Sonia avait
fait un malaise comme un an auparavant. Le SAMU m'avait demandé de lui
parler en attendant l'arrivée des secours. Combien de temps ont-ils mis
pour arriver ? Combien de temps ont-ils mis pour ouvrir la porte ?
Pendant combien de temps ont-ils essayé de la réanimer ? Tout cela m'a
semblé une éternité.
Pourtant, j'ai trouvé dans "Une minute quarante neuf secondes"
plus d'échos, plus d'aide, que dans certains récits sur le deuil de
parents. Comme il le dit dans la préface :
"Se croire capable de partager cette expérience avec les autres est une entreprise perdue d'avance".
Le fait que je parle de Sonia sur ce blog agace certains. Je
suis quelqu'un d'égoïste [3] et je le fais pour moi, un peu comme un journal
intime. J'ai conscience de jouer les équilibristes. Si je suis certaine
qu'elle approuverait le fait d'utiliser sa voix, son image pour alerter
sur les conditions des étudiants [4] ou la crise climatique [5], peut-être
m'aurait-elle demandé de ne pas parler de son accident de trottinette [6].
J'ai besoin de raconter quelle fille extraordinaire elle a été. Mes
histoires, son histoire, ce sont celles de centaines d'enfants, de
milliers de mamans sur cette planète. Untel reconnaîtra son enfant dans
le récit de l'aquarium [7], un autre sera interpellé par les échanges sur
l'actualité scientifique [5]. Partager l'expérience de la mort est
impossible. Il n'y a que des points ici ou là qui donnent l'impression
de comprendre ce que récent celui qui raconte.
Certains points
sont lumineux, ils éclairent. Par exemple, Riss parle beaucoup des
charognards qui se sont jetés sur le journal alors que beaucoup de ceux
qui l'avaient construit, qui y avaient cru, étaient hospitalisés, morts
avec des proches en deuil, incapables de réagir, de s'intéresser à
l'actualité. Dans une moindre mesure, je pense que beaucoup de ceux qui
m'encourage à "faire mon deuil" sont du même acabit. Leur message sonne
un peu comme "Oubliez que vous avez eu une fille et intéressez-vous à
moi, à mon association, aux ragots de mon village. Et puis aussi,
arrêtez de parler de mort et positivez."
J'ai commencé à lire “Une minute quarante neuf secondes" dans la baignoire, c'est-à-dire sur la scène du crime où jusqu'alors chaque cheveu me semblait être un indice. Les reconstitutions s'enchaînaient jusqu'alors. Comment est-elle tombée ? A-t-elle glissé sur le savon ? Le fait de pouvoir lire au lieu de jouer les détectives fut une étape importante dans le fait de se réapproprier la salle de bain et d'en faire un lieu de détente. Riss écrit :
"les épisodes ne se rangent pas comme les couverts sur la table, les bons moments à droite et les mauvais à gauche."
Lieu du drame, lieu de crispation sur les cheveux ou l'image renvoyée par le miroir, la salle de bain fut aussi le refuge pour supporter la canicule, un espace de détente avec musique et bain moussant, mais avant ça un terrain de jeux. A une échelle un peu plus large, l'appartement est aussi rempli de belles images, de beaux souvenirs, et quelque part de la présence de Sonia. Il n'y a que pour saluer la mémoire de Sonia au cimetière de Bures que je le quitte volontiers. Le reste du temps, le confinement me va très bien.
Riss évoque la honte, la culpabilité lorsque travaillant dans une morgue, il a dû présenter pour la première fois un cadavre à une famille endeuillée. Cela m'a rappelé les dernières heures passées aux côtés de Sonia à la maison funéraire avec le soutien si précieux des amis, collègues, voisins et de la famille. Quelle était l'odeur ? Je n'en sais rien. J'avais l'impression qu'elle respirait, que ses poumons fonctionnaient de nouveau sous son T-shirt Joker, souvenir de Milan en 2017. Vendredi 26 juin, samedi 27 juin, lundi 29, mardi 30, mercredi 31, jeudi 1er juillet, elle avait un air serein, le sien. Elle me faisait penser à Cersei Lanister dans Game of Thrones. A l'époque, je ne connaissais pas le roi Harrow.
On m'a dit qu'un deuil, c'est une cicatrice. Lors d'un réveil nocturne, j'ai lu le chapitre dans lequel Riss parle de la décomposition d'un corps retrouvé en mer après 15 jours. L'évocation de cette noyade fut douloureuse. Pourtant, dans l'après-midi précédant, j'avais lu dans le JSL le récit de la famille Mâconnaise victime d'une baïne [8]. La noyade est la première cause de mortalité par accident de la vie courante chez les moins de 25 ans en France [9].
Si les mots de Riss provoquent une crise de larme, alors que ceux du journaliste ou de l'ARS n'ont aucun effet, c'est parce que l'écriture est magnifique. A travers l'humour, les petits détails, comme les carrés de tissus sales, il nous fait rire. La justesse de la description créé des flash back. Les émotions reviennent, plus fortes, plus violentes, plus réelles.
Jusqu'à présent, j'avoue que j'évitais la mort. Je la frôlais, mais me reculais aussitôt. "Une minute quarante neuf secondes" est sorti en octobre 2019. Je l'ai feuilleté chez mon libraire, mais je n'ai pas eu envie de l'acheter. La même chose s'est produit avec "Marion, 13 ans pour toujours", de Nora Fraisse. Je l'ai pris dans la boîte à livres de la gare d'Orsay, j'ai lu le premier chapitre dans le bus, puis je l'ai remis où je l'avais trouvé. Maintenant, le deuil n'est plus quelque chose de tabou. Je suis dedans, et sans doute pour longtemps. Je ne cherche pas à m'habiller de noir, à devenir gore ou à me complaire dans des larmes. Non, c'est juste que je ne contrôle rien, ni les émotions, ni le temps. Je tourne autour de la mort, tout en recherchant la vie autour des cendres de Sonia. Le 19 août au soir, il y avait un escargot sur les feuilles des tournesols, un peu de bave sur trois fleurs dont il manquait quelques pétales. Cela m'a amusée.
- Riss, Une minute quarante-neuf secondes, Actes Sud, Les éditions rotatives.
- E. Piotelat, Canicule post-traumatique, 08/2020
- E. Piotelat, Egoïsme maternel, 08/2020
- E. Piotelat, Un étrange hommage, 07/2020
- E. Piotelat, 30 ans, 07/2020
- E. Piotelat, Trotinette et pomme d'api, 08/2020
- E. Piotelat, Tante que l'on raconte son histoire, 07/2020
- Deux morts, un disparu dans l'Atlantique : les victimes sont de Mâcon, le JSL
- Noyade Santé Publique France.
Commentaires
Les gens qui te disent que ça suffit et qu'il faut passer à autre chose n'ont aucune idée de ce que tu vis et as vécu, laissons-les dans leur coin et leur bien pensance...
J'ai entendu il y a peu, sur France Inter, qu'il n'existe pas de mot en français pour les parents orphelins d'un enfant... il existe dans d'autres langues, permettant de poser des mots et une pensée sur l'inimaginable.
Ta cicatrice, tu la porteras pour toujours. Faire vivre Sonia dans tes écrits et dans nos souvenirs n'est pas égoïste, c'est au contraire la façon dont elle continuera d'exister pour nous tous, c'est important.
Comme toi, j'ai eu la sensation de la voir respirer, là, avec son sourire si calme, si serein, si... comme d'habitude...
Merci pour ton commentaire et ta présence.