Le pays de Nulle Part

Le 3 août 2024, un algorithme m'a informée de la sortie d'un roman de Doan Bui, "Le Pays de Nulle part", via un email de Babelio, avec comme sujet "Livres à paraître de vos auteurs favoris" [1]. 

J'ai été émue, d'une part parce que c'est une autrice, une journaliste dont j'apprécie l'écriture, que ce soit avec "Le silence de mon père" [2], ou la BD "C'est quoi un terroriste ?" [3], mais surtout parce que "Le Pays de Nulle Part" est la traduction littérale de Neverland, que Disney a traduit par "Pays imaginaire". Je connais bien ce lieu où les enfants ne grandissent plus [4]. 


Est-ce un roman ? Est-ce un récit autobiographique ? Est-ce juste l'histoire de Mê-Linh racontée avec amour par sa mère ? Un peu de tout. Après en avoir parlé sérieusement, je pourrais aussi basculer dans la fiction, aidée par la fée clochette. En ouvrant le livre, je me suis retrouvée quelque part entre 2005 et 2008, devant l'école maternelle des Avelines, à 16h30, l'heure des mamans. 

16h15 : 

- Bonjour, je suis la maman de Sonia !

- Moi, la maman de Mê-Linh ! 

- Sonia aime beaucoup Peter Pan, le pays imaginaire.

- Le Pays où jamais vous voulez dire...  

- Vous saviez que l'oeuvre de James J.M. Barrie a été inspirée par David, son frère ?

- Oui, il l'a perdu quand il avait 6 ans. 

- Oui, la perte d'un enfant dans un supermarché, c'est pas la même chose que la perte d'un enfant à Neverland. 

- Ça vous dirait un jour de visiter le pays imaginaire de Sonia ? Pour moi, c'est un cimetière paysager, avec de grands ifs, des fées, des dragons et quelques lumières qui rendent le lieu magique l'automne [4].

- Le pays de Nulle Part de Mê-Linh, est un lieu mystérieux, ténébreux. Venez, je suis votre guide ! 

16h20 :

Nous sommes de plus en plus nombreuses. Nos discussions ne portent pas sur les repas de cantine, l'attitude de tel enseignant, les bêtises de nos progénitures ou l'organisation de la fête de l'école. Yoko Ono s'approche de Doan Bui et elles devisent sur les battements de cœur des nourrissons [5].

Un peu exclue, je vois Stéphanie Verlaine s'approcher du portail et m'avance vers elle. 

- Que devient Paul ? 

- Il veut devenir poète ! 

- Il vous a parlé du site web de Sonia, où j'ai mis tous ses dessins, toutes ses créations ? [6]  

- Euh, je ne crois pas !

- Et vos trois enfants nuages ? 

- Eux me causent moins de soucis que Paul. 

16h25 : 

De plus en plus de mamans attendent, certaines venues d'Ukraine, d'autres d'Afrique ou de la préfecture de Miyagi. [7] Puis viennent des mamans du moyen-âge, racontant leurs dix grossesses, et les cinq ou six enfants perdus. Une infirmière passant par là se joint au groupe de parole intemporel et interculturel, faisant le pont entre deux mondes juste avant que la cloche ne sonne. 

Nous les soignants, on est face à la grande énigme de la vie et de la mort, on côtoie tous les jours l'impensable, on tutoie le néant, le vide. Quand on revient chez les vivants, on garde ce poids en permanence. Parfois, quand je prends un verre avec des amis, je me dis, mon Dieu, si les gens en face de moi savaient. S'ils savaient. Que ces mains, hier encore, massaient la poitrine d'un corps inanimé. 

Nous la remercions toutes, sans exception, en pensant aussi aux pompiers, aux forces de l'ordre, aux journalistes qui vivent sur le perron du pays de Nulle Part. Quelques mamans sortent leur smartphone et commentent des photos. 

- Celle-ci a été prise quand nous étions à Disney Land

- Ça, c'est une photo de Sonia quand elle avait du mal à se tenir assise.

Nous échangeons tous des sourires complices devant cette maîtrise de la conjugaison et de la grammaire qui permet de relater des instants précieux comme toutes les mères du monde.

16h29

A notre fierté, à notre envie de raconter les milles et unes histoires de nos enfants à l'imparfait fait face à la gène de parents dont le smartphone est moins rempli. Nous sommes dans une boucle sans fin, un ruban de Moebius. Il nous est plus facile de repasser sur les mêmes instants avec une douce nostalgie que d'écouter ce que les autres ont à nous dire. L'envie de pirater le deuil de l'autre pour parler du nôtre nous titille, mais nous savons toutes que nous détestons être interrompues par "Moi aussi, j'ai perdu ma fille, mon chien, mon poisson rouge..." alors que nous parlons de l'amour que nous avons pour notre enfant de Neverland.  

Et puis, a-t-on besoin des mots ? Nous savons toutes que le deuil n'a pas de date de péremption. Nous avons toutes que les recommandations "Tu devrais lire le roman de Doan Bui, tu devrais passer à autre chose, tu devrais arrêter de cuisiner des abricots, etc..." sont insupportables. Nous abhorrons toutes la question "Ça va ?" [8]. 

16h30

Avant d'aller voir les fleurs de mon pays imaginaire, et de refermer le livre, je perçois une bribe de conversation entre Doan Bui et Alice Diop. 

Les mères sont des chimères. La faute au microchimérisme fœtal, un étrange phénomène qui a lieu pendant la grossesse où la mère et le fœtus échangent des cellules à travers la mince barrière du placenta. Après la naissance, ces cellules partagées demeurent dans les deux organismes : celui de la mère et celui du bébé. Dans le corps de la mère, elles tapissent son foie, ses poumons, autant de cellules étrangères données par ses enfants. 

J'avais remarqué que Sonia était ma muse, ma source d'inspiration sur des choses aussi diverses que le combat écologique, l'origami, le concours de nouvelles George Sand [9] ou le militantisme pour que le prince des dragons ait une troisième phase ! Tout s'explique ! 


  1. Le Pays de Nulle part sur Babelio
  2. E. Piotelat, Le silence de mon père, 2016
  3. E. Piotelat, C'est quoi un terroriste ?, 2019
  4. E. Piotelat, L'automne à Neverland, 09/2020.
  5. Yoko Ono, Unfinished Music No. 2: Life With The Lions, 1969
  6. https://www.sonia-piotelat.vip/
  7. E. Piotelat, Trêve olympique, 07/2021
  8. E. Piotelat, Et ta fille, ça va ?, 01/2023
  9. E. Piotelat, La guerre de l'art, 06/2024

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