Salut Sonia,
Je suis retournée au parc de Sceaux mercredi dernier, histoire de réfléchir au côté éphémère de la vie, à l'univers et au reste [1].
J'avais besoin d'apaisement, comme j'ai besoin aujourd'hui de raconter ce qui s'est passé jeudi 13 avril, pour ne pas oublier, pour que le temps n'altère pas ma mémoire. Les éléments présents dans cette lettre peuvent bien sûr être exploités par toute personne qui lira sur tout épaule.
Il est une voisine avec laquelle tu étais rarement d'accord, mais cela ne t'empêchais pas de te retourner chaque fois que tu la croisais et de papoter, et surtout d'apprécier sa cuisine ! Quand tu rentrais, tu m'informais que tu l'avais vue, et de suite, tu enchaînais sur les écrans, ses affreuses choses responsables de bien des maux [2]. Cependant, je sentais bien que l'échange avait été enrichissant pour vous deux et que tu avais toujours beaucoup d'empathie pour tel enfant qui s'isolait, se réfugiait dans les jeux vidéos.
Si j'ai besoin de t'écrire, c'est parce qu'il lui est arrivé quelque chose de grave, et que j'ai honte de mon comportement. Au lieu de relater avec légèreté les dialogues constructifs que vous avez eu toutes les deux malgré les différences de génération, de point de vue, je pourrais être en train de rédiger un panégyrique sur sa gentillesse, son écoute, son dynamisme, en pleurant...
Si le tueur avait réussi son coup, je me sentirai encore et toujours coupable, de n'avoir rien fait pour empêcher le meurtre [3], coupable de non assistance à personne en danger, même si je ne suis sans doute pas la seule. Quelques témoignages recueillis ici et là évoquent une maladie mentale, quelqu'un dont personne ne s'est plaint jusqu'à présent, quelqu'un que l'on connait depuis longtemps tandis que les plus sincères et téméraires avouent leur peur et relatent des violences, des incivilités. L'homme est connu des services de police. Une main courante n'apporterait aucun élément.
Quand il y a un féminicide par un (ex)compagnon (comme 112 fois en 2022 et 36 fois en 2023 [4]), en général, l'entourage "savait" qu'il était violent, qu'il la menaçait, qu'il lui avait fait quelque chose il y a pas longtemps, etc... Après la mort, il n'est pas rare de crier au scandale parce qu'une plainte avait été déposée mais que la victime n'a pas été protégée. Je savais qu'elle était en désaccord avec son voisin du haut à propos de tapage nocturne et qu'elle avait trouvé du sang sur son palier.
Quand je l'ai croisée le 28 mars en rentrant du cimetière et qu'elle m'a dit qu'elle avait été impressionnée par sa taille et ses propos violents quand il a sonné à sa porte pour lui reprocher d'avoir mis un petit mot signalant qu'elle aimerait bien dormir la nuit, je lui ai juste proposé un coin de canapé en cas d'urgence. Les jours ont passé sans que j'aie de nouvelles et j'ai oublié, certaine que tout s'était apaisé.
Jeudi 13 avril, je venais de fermer l'ordinateur après avoir partagé mes inquiétudes démocratiques quand j'ai entendu des bruits de verre. Il devait être un peu plus de 23h30. J'ai jeté un œil par la fenêtre de la cuisine, et j'ai vu des gens qui traversaient paisiblement le parc urbain.
- C'était jour de manif, un black bloc revenu de Paris s'en prenait à un panneau d'affichage municipal ou à des vitres de voiture.
- Une pile de vaisselle s'est cassée chez un voisin qui avait laissé sa fenêtre ouverte. Peut-être avait-il décidé d'en changer ?
- Il y a un conteneur de bouteilles dans le rond-point en bas et quelqu'un s'amuse à les jeter en faisant le plus de bruit possible
Bref, je crois que je vais encore retourner au parc de Sceaux faire des provisions de photos de Sakuras à partager avec mes extraordinaires voisines. L'apaisement, ce n'est pas pour tout de suite, ni pour dans 100 jours.
- E. Piotelat, Hanami, 04/2023
- E. Piotelat, Cirque virtuel, 03/2018
- E. Piotelat, Echec et mère, 02/2021
- Féminicides
- E. Piotelat, Maetel et le droit des femmes, 03/2023
- E. Piotelat, Please stay dead, 04/2022
- E. Piotelat, Un étrange hommage, 07/2020
Commentaires