Maman, devine d'où je t'appelle !

En voyant que l'ambassade d'Ukraine en France avait reçu plus de 1000 demandes de visas pour aller se battre ou faire de l'humanitaire, je me suis demandé si Sonia n'aurait pas fait partie du lot d'étudiants ayant envie d'agir.  Je sais qu'elle s'était renseignée sur Erasmus à l'université d'Evry et que beaucoup de propositions vers les pays de l'est l'intéressaient. 

Sonia à Versailles en 2014

Elle aurait préparé le voyage sans rien me dire pour ne pas m'effrayer ; puis j'aurais eu un coup de fil "Allo maman, devine où je suis ! ", comme quand elle a pris le  RER toute seule pour la première fois.

Elle devait avoir 11 ou 12 ans. Elle était descendue à Saint Michel un mercredi après-midi et m'avait passé un coup de fil sur le mode "Je l'ai fait, j'ai atteint mon objectif !". Étonnée, j'avais aussi ressenti une espèce de fierté, mélangée à de l'angoisse... Je me doutais bien qu'elle devait avoir besoin d'aide. Et effectivement, elle ne retrouvait plus l'entrée du RER B. Je l'ai guidée, puis, une fois dans la station, je lui ai dit de chercher Massy ou Saint-Rémy-Les-Chevreuse.

Après cette première aventure, les mercredis l'avaient conduite à Versailles, histoire d'expérimenter aussi le RER C, mais nous avions préparer le trajet en amont. 

Versailles en Avril 2014


Contrairement à elle, je n'avais que peu d'intérêt pour l'histoire. Nous y étions retournées un week-end, et elle m'avait servi de guide. 

Versailles en Avril 2014

Elle a souvent eu envie d'aller là où l'action se passait, comme à République au lendemain des attentats de Paris [1].     

Sonia dans le RER en Novembre 2015

Ça ne m'aurait pas étonnée qu'elle ait eu envie aujourd'hui de partir pour l'Ukraine, ou au minimum pour un pays de l'UE où elle pourrait aider les réfugiés. Hier, une collecte était organisée aux Ulis au profit de l'Ukraine. Dans les trois tonnes et demi de vêtements récoltés, il y a  un peu d'ADN de Sonia. Je pensais que ce serait facile de donner ses vêtements chauds. Ses manteaux de collégienne sont dans l'entrée depuis des années. Si elle était encore là, elle s'en serait débarrassé sans la moindre hésitation. 


Je me suis rendue compte que c'était beaucoup plus facile de plier des grues que des vêtements. Des tas de souvenirs ont refait surface, comme avec cette veste noire qui l'a accompagnée en sixième. Un soir de mars 2013, alors qu'elle se promenait avec une amie, elle avait été agressée par des filles qu'elle ne connaissait pas. Elle savait juste qu'elles étaient en 4ième dans son collège.

Sonia sur les lieux de l'agression en mars 2013

Le dépôt d'une main courante, et l'aide de l'inspection académique,  lui avait permis de quitter le collège Aimé Césaire des Ulis [2]  pour celui de la Guyonnerie à Bures sur Yvette. 

Passage aux urgences pour un certificat médical

Cette veste est aussi associée à de bons souvenirs, comme la découverte de pâtisseries parisiennes. Bon, très bon, ou très très bon ? 


Dans ses ouvrages sur le deuil, Megan Devine aborde cette question du ménage, du don, avec un "vomit-meter" [4]. Si ça nous rend malade, inutile de toucher aux affaires de la personne disparue. Si on ne ressent rien, pas de problème. Elle reprend cette idée dans le "Grief Journal" en l'illustrant avec une balance. 


Cela m'a été très utile pour prendre certaines décisions, comme pour ce sac de couchage qui a accompagné Sonia lors de soirées pyjama avec des copines ou en colonie de vacances. 

Sonia en février 2012

Il occupe un peu de place de place, je ne m'en sers plus vraiment et il pourrait sauver des vies en Ukraine ou dans les camps de réfugiés. A première vue, le vomit-meter semblait à zéro, ou pas loin. Puis, pour le plier, je l'ai ouvert, un j'ai vu un gros cœur "Je t'aime Sonia". Je me suis souvenue l'avoir dessiné lors de ses toutes premières colos, quand elle avait 5 ou 6 ans, de manière à ce qu'elle puisse le voir, sans que ses camarades ne devinent son existence. Le vomit-meter a fait un bond... 


Alors, bien sûr, tous ces souvenirs n'auraient sans doute pas refait surface si je n'avais pas donné ces habits. Plier des grues en même temps que les habits m'a aidée à rendre la tâche plus douce. 


Je me suis amusée à rechercher des photos correspondant aux vêtements donnés. Ça m'a fait du bien... 

Sonia à la fête de la science en octobre 2014.

Et si Sonia me demandait aujourd'hui "Maman, devine d'où je t'appelle ?" et que la réponse soit Kiyv ou Odessa, comment interpréter ça ? Les étudiants qui partent pour l'Ukraine sont-ils suicidaires ? Ont-ils juste trouvé une raison de vivre, malgré la pandémie et l'urgence climatique ? Je crois que j'aurais eu exactement la même réaction que quand elle a pris le RER pour la première fois : un mélange de fierté et d'angoisse... 

Merci à la mairie des Ulis, au Secours Populaire d'avoir organisé cette collecte. Je ne sais pas si les vêtements de Sonia sauveront des vies, mais j'avais besoin de ça pour faire pencher la balance du vomit-meter... 



  1. E. Piotelat, A Sonia, 06/2020
  2. E. Piotelat, Lettre au principal, 03/2013
  3. E. Piotelat, Violence, 04/2013
  4. E. Piotelat, C'est OK que tu ne sois pas OK, 04/2021
  5. E. Piotelat, Journal de chagrin, 08/2021

Commentaires

Nathalie FT a dit…
Pas à pas, je découvre le vomit meter et c'est un superbe outil. Gros hugs et touchée par ce coeur dans le sac de couchage.. et de me permettre d'imaginer aussi, comme toi, ce que Sonia aurait fait.
Emmanuelle a dit…
Se sentir utile, c'est se sentir vivant. Rester à ne rien pouvoir faire, c'est sans doute la pire des choses et Sonia l'avait bien compris.
Elle serait très très fière de toi et du courage dont tu as fait preuve aujourd'hui pour transmettre un peu d'elle à d'autres, pour les aider.
Elisabeth a dit…
Merci pour ces commentaires !
Je garde le "Se sentir utile, c'est se sentir vivant." dans un coin de mon cerveau...