Journal de chagrin...

 Je n'ai jamais été fan des livres de coloriage et autres cahier psycho. Après avoir participé à l'atelier d'écriture "Writing your grief" [1], j'ai vu que certains partageaient des images d'un mystérieux cahier "How to carry what can't be fixed" de Megan Devine [2]. Je n'étais pas suffisamment motivée pour le commander depuis la France.  


Or, mardi dernier, il est sorti en version ebook. Je me suis dit que pour 9€, je n'avais pas grand chose à perdre. Au début, un extrait du seigneur des anneaux nous invite à réfléchir à la question "Où commence ce voyage ?" avec une place pour faire un dessin, des collages ou écrire pendant 10 minutes. L'ebook n'est pas modifiable, mais rien n'empêche de prendre un cahier (ou un blog). Pour ma part, j'ai choisi Minecraft. Je me suis dit que les premiers jours suivant le décès de Sonia ont vraiment ressemblé à un début de partie en mode "survie". La nuit arrive, avec ses monstres et on n'a rien, pas de maison (sauf si on a été assez rapide pour en construire), pas d'outils. Les explosions nous détruisent et il faut tout recommencer. Au bout d'un an, ce nouveau voyage commence là :


Il y a toujours des monstres, mais j'ai commencé à vivre avec les idées de Sonia, avec ce qu'elle a réalisé, à la fois avec un costume de garde qui entretient sa mémoire et la lourde tâche d'être son héritière, c'est-à-dire de continuer ses combats, pour plus de justice sociale ou la préservation du climat entre autres. 

Le format numérique permet de faire des copies d'écran et de colorier avec le logiciel de son choix. Par exemple, j'ai pu exprimer ma colère avec l'outil le plus basique qui soit de modification de photos. 


Sonia utilisait Sketch Pro pour dessiner sur ipad [3]. Je l'ai pris en main pour faire du coloriage. J'ai ensuite utilisé Gimp pour copier le dessin sur une photo de Sonia :


J'ai été surprise et ravie de voir qu'il y avait des tournesols et des dragons dans ce journal. On y retrouve l'esprit plutôt cartésien de Megan Devine. Par exemple elle nous invite à lister les événements qui arrivent de manière trop précise pour être dus au hasard. Elle écrit que tout le monde vit cela suite à un décès, mais n'en parle pas pour ne pas paraître cinglé. Ainsi, un tournesol a fleuri sur le balcon juste un an après celui qui a fleuri le jour du décès de Sonia. [4] Elle explique que c'est le cerveau qui fait la connexion entre un événement et la personne disparue, tout en invitant à provoquer ce genre de "synchronicité" par exemple en dessinant un cœur sur le sable qu'une autre personne interprétera comme un signe.

Le journal contient des petites cartes pratiques, à remplir et à ranger dans une trousse d'urgence pour soi-même, comme celle-là : 

Le journal est illustré par l'artiste Syrienne Naya Ismaël [5]. J'ai adoré ses cœurs très biologiques...


Il y a aussi des cartes de réponse à des invitations, qui peuvent être très pratiques pour oser dire non quand on n'a pas le cœur de faire la fête tout en ayant envie de revoir des amis : 


Il y a un côté "auto-diagnostique" qui m'a beaucoup plu, avec des listes de symptômes liés au chagrin (manque d'appétit, sommeil difficile, stress, anxiété, cerveau dans les brumes, etc, etc...) et des outils pour les mesurer. Par exemple, pour la colère, on peut placer celle du jour sur une échelle allant d'une fleur à un dragon et refaire l'exercice le lendemain pour voir comment ça évolue. Comme on ne peut pas colorier le journal en version numérique, j'ai choisi de placer ma colère entre un origami de grue et un autre de dragon.


Le livre de Megan Devine "It's OK that you're not OK" [6) m'avait beaucoup aidée à comprendre que certaines choses qui m'auraient semblé insensées avant étaient normales, qu'il n'y avait rien à soigner, rien à réparer. Le chagrin est lié à l'amour et la mélancolie me va bien. [7]

On retrouve cet aspect réconfortant dans le journal. En 10 minutes, j'ai pu noter sur le journal des listes de choses que je trouvais à présent normales, comme par exemple faire une marche à pied en ayant pour objectif le cimetière, allumer des bougies le soir, plier des grues, penser tout le temps à Sonia (bon, ça c'était le cas avant aussi) et donc avoir des problèmes de concentration, etc, etc... 


J'avais été un peu étonnée par le côté ludique de l'atelier d'écriture sur le deuil [1]. Jusqu'à présent, ce journal est du même type. Il m'a donné l'occasion de jouer avec Minecraft en repensant aux échanges autour du jeu que j'avais eu avec Sonia, mais aussi des discussions sur tout un tas d'autres sujets en jouant côte à côte, assises sur le fauteuil. 



Je ne suis qu'au début du voyage, page 11 (sur 206), chapitre 1 (sur 17). Nul doute que cette expédition inspirera d'autres billets de blog.  


  1. E. Piotelat, 10 mois, 04/2021
  2. M Devine, How to Carry What Can't Be Fixed: A Journal for Grief,  Sounds True, Incorporated, 05/2021, ISBN 9781683643708
  3. S Piotelat, The Adoptees, 04/2020
  4. E. Piotelat, 12 mois, 06/2021
  5. Naya Ismael
  6. M. Devine, "It's OK that you're not OK !", 2017
  7. E. Piotelat, C'est OK que tu ne sois pas OK, 04/2021

Commentaires

Nathalie FT a dit…
C'est super de voir les outils et comment tu t'en sers. Je suis certaine que cela aide déjà d'autres personnes aussi. Merci pour ces partages. Devenir l'héritière de sa fille c'est tout un parcours.
Elisabeth a dit…
Le fait d'avoir une liste de choses "normales", des chapitres sur l'anxiété ou la colère, des modèles pour refuser une invitation a quelque chose de rassurant, un peu en mode groupe de paroles, où l'on découvre que des tas de personnes vivent la même chose, mais souvent de manière différente, tout le monde ne coche pas toutes les cases.