Echec et mère

 L'une des phrases qui m'a le plus réconfortée après le décès de Sonia est celle-ci : 

"En tant que mère, tu as échoué ! "

Sonia au parc nord en juin 2010

Sur le coup, je l'ai ressenti un peu comme une gifle qui remet les idées en place. Après 7 mois de réflexion, cette phrase a eu l'avantage d'être une certitude dans un marasme de questions et d'hypothèses aboutissant toutes à une culpabilité plus ou moins importante. 

C'est aussi un fait que je ne pouvais nier en disant "Mais non, j'ai réussi...". C'était une évidence dans un océan de doutes et de propos fatalistes que je n'arrivais pas à croire. Mektoub. Dieu l'a rappelée à lui. Elle est au paradis. C'était son heure. Tu n'y pouvais rien. 

Si j'ai enfin compris pourquoi cette petite phrase constituait une brique sur laquelle poser un pied et avancer, c'est grâce à la micro-nouvelle de Lu Xun : « Argumentation », traduite par Brigitte Duzan. [1]

"Ta fille deviendra riche" ou "ta fille sera astronaute", ce sont des promesses, des vœux, des souhaits qui ne reposent sur rien mais font plaisir à entendre. Dire "elle va mourir" est non seulement une certitude, mais une angoisse qui est apparue dès le jour de sa naissance. Qui donne la vie, donne la mort. 

Sonia en 2002

Si la phrase "Tu as échoué en tant que mère." m'a fait du bien, c'est aussi qu'implicitement, elle répond à la question existentielle de Sonia "Mettre un enfant au monde, est-ce altruiste ou égoïste" ? [2]  L'échec signifie que j'étais au service de mon enfant, afin de l'aider à grandir, à prendre son envol pour s'épanouir et trouver son chemin. 

Sonia en 2007

L'une des premières choses que j'ai compris en promenant mon bébé dans sa poussette aux Ulis, est que la "mère parfaite" n'existait pas. Certains enfants ne sortent jamais sans leurs deux parents et avec un casque, tandis que des fillettes de 8 ans surveillent plus ou moins leur petit frère de 2 ans près d'un toboggan. Même si ces modèles ne correspondaient pas à l'éducation que j'avais reçue, je n'avais aucune raison de les juger, de les critiquer. Il me suffisait de prendre ce que j'estimais le meilleur. Par exemple, Sonia a très vite mangé avec ses doigts. Au niveau sanitaire, c'était sans doute mieux que la cuillère qui venait de tomber et que je venais de rincer. Manger était aussi un plaisir. 

L'avantage de la notion d'échec, c'est qu'elle n'est pas forcément pointée uniquement vers l'individu. On peut échouer à un examen parce qu'il était trop dur, à un concours parce que les autres étaient trop forts ou à une épreuve sportive à cause des conditions météo ou d'une blessure. L'échec d'une mère peut aussi être imputé à l'environnement, qu'il s'agisse de climat [3] [4] ou de scolarité [5] [6].

Sonia en 2014

Etre parent, c'est faire des choix. Et si j'avais déménagé en Finlande, où il y fait moins chaud et où le système éducatif semble meilleur, est-ce que Sonia serait encore en vie ? Est-ce qu'elle aurait été en meilleure santé, plus heureuse ? Si la réussite à une épreuve peut être due à du bachotage de dernière minute ou à la chance, l'échec peut souvent s'expliquer par une succession d'erreurs, de mauvais choix. Ça ne signifie pas que l'on n'a pas fait ce que l'on a pu, juste que ce n'était pas assez ou pas au bon moment. Par exemple, un examen cardiaque en été aurait peut-être détecté un problème qui n'a pas été repéré en décembre et j'aurais dû enlever le verrou de la salle de bain dès le malaise de Sonia en juillet 2019 [4].  Même en faisant ça, Sonia serait peut-être décédée le 26 juin 2020 dans la salle de bain, ou alors elle aurait été sauvée mais souffrirait de séquelles la rendant dépendante physiquement. L'échec serait différent, la douleur aussi.  


Simone De Beauvoir a dit "On ne naît pas femme, on le devient". Le premier choix d'une femme, c'est celui de la maternité et du partenaire. L'échec peut être lié au hasard de la génétique. J'ai adoré la nouvelle "Jour de traite" d'Alpha Lëer dans le dernier numéro de la revue Galaxies [7]. Une mère ne peut pas encore sélectionner la qualité de la semence d'un mâle et on ne peut pas l'accuser de mauvais choix d'étalon... Si ce premier choix, celui du père est un échec, elle peut s'en vouloir, l'enfant peut lui en vouloir (et Sonia m'en a voulu). Mon échec de mère débute peut-être à Lyon en 1999, 3 ans avant la naissance de Sonia. Si j'étais passée ailleurs, plus tôt ou plus tard, je n'aurais pas croisé son chemin...

Sonia à Nantes en 2015

Influencée par Game of Throne, en 2016, Sonia a écrit une longue nouvelle, Bâtards [8] qui raconte les aventures de collégiens harcelés parce qu'ils n'ont pas de père. Ils ont le pouvoir de créer des mondes, d'y régner, certains meurent, leurs mères sont reines et meurent aussi (ou pas), bref, les échecs sont aussi nombreux que les mondes. Il y a deux questionnaires. Sonia adorait parodier les revues psychos ! On y trouve des questions comme : 

1) Ta situation amoureuse

  • A) Je suis dans une relation libre avec mon ego
  • B) Un homme m'a dégoûtée de l' amour
  • C) Quand je serai grande j'aurai un mari qui m' aimera

3) tu commences tes phrases par

  • A) Moi je
  • B) Est ce que je
  • C) Moi ma maman

Peut-être que si j'avais pris "Bâtards" comme un mode d'emploi de mère, j'aurais pu éviter l'échec. 

Page 13 je lis : 

Comme le disait la défunte reine, sa mère « être veuve est la meilleure position , personne ne te dit quoi faire »

Page 16, certains principaux de collège approuveront :

« L'enfer n'a d'égal que la fureur d'une mère déchaînée »

Page 47, il y a une prémonition, ou un scénario de suicide : 

Ejavie arriva dans la salle de bain elle vit Tergid se noyant dans la baignoire. Elle la sortit en la portant hors de l'eau.  

Page 26, on retrouve l'argumentation [1] : 

La mort n'est qu'une question de jours, courir pour échapper à quelque chose qui te rattrapera tôt ou tard est juste épuisant.

 Page 15, la réincarnation en oiseau [9] ?   

Mère m' a reproché d'avoir ri avec toi après l'exécution de mon père elle m'a accusée de lui porter malheur, moi je pensais qu'elle allait m'aimer mieux alors je choisis de me laisser disparaître dans le ventre de ton oiseau je serai en lui au revoir mon prince.  


En tant que mère, j'ai échoué. Mes voisines, mes amies, qu'elles soient mères, qu'elles aimeraient devenir mère ou qu'elles n'en aient aucune envie sont aussi confrontées à des choix qui leur seront reprochés quoiqu'il arrive. Il n'y a pas de mode d'emploi pour éviter l'échec. Cet enfant va mourir [1], c'est une certitude, une inquiétude de tous les instants, peut-être plus visible en cette période de pandémie et de dérèglement climatique. Je laisse le dernier mot à Sonia [8] :

– Maman ! dit Gaël je veux voir la fin du monde.

– Arrête de te comporter comme un gosse Gaël ! La fin du monde n'est pas qu'un spectacle.

  1. B. Duzan, Une micro-nouvelle de Lu Xun : « Argumentation », 2016
  2. E. Piotelat, Egoïsme maternel, 08/2020. 
  3. E. Piotelat, Suicide climatique, 09/2020
  4. E. Piotelat, La grâce et les ténèbres, 11/2020
  5. E. Piotelat, L'école élémentaires des Avelines, 09/2020
  6. E. Piotelat, Violence, 04/2013
  7. Galaxies n°69. Sexe en genre en SF. 01/2021
  8. S. Piotelat, Bâtards, 2016
  9. E. Piotelat, L'automne à Neverland, 09/2020

 

Commentaires

Emmanuelle a dit…
Evidemment, en tant que parent, nous recevons les reproches de toutes et tous... des grands-parents, qui contestent des choix différents des leurs, des voisins et voisines, qui réprouvent au choix trop de laxité ou de sévérité, une différence trop nette, des choix vestimentaires trop ci ou ça... et de nos enfants, bien sûr !
En tant que parent, on donne la vie à un être qui ne l'a pas demandée, la vie... et ce faisant, on lui offre aussi tout le tableau des bonnes choses qui peuvent arriver... et des mauvaises choses (maladie, accident... jusqu'à la mort, même).
On ne sait évidemment pas à quoi notre enfant sera finalement exposé.e...
Est-ce un échec que d'avoir aimé l'Autre de tout son coeur, de toute son âme (et de toute sa colère, parfois), d'avoir tenté de lui montrer quelles sont nos valeurs et les choses que nous réprouvons, celles qui nous enthousiasment ou nous inquiètent ?
Moi, je suis certaine que tu as été une mère formidable... mais que malheureusement, on ne peut pas protéger son enfant de tout... et c'est bien terrible !
Nathalie FT a dit…
La vie, L'univers.. et tout le reste. Ce billet aurait aussi pu s'intituler : une parole étrangement réconfortante - tout est dans le point de vue, comme les hypothèses autour du décès. Personne ne pourra vraiment répondre à la question. C'est le réconfort qui compte.
Muriel a dit…
Elisabeth,
C est vrai que c est compliqué d etre parent mais quand je vois la jeune fille qu etait Sonia, je suis convaincue que tu as été une très bonne mère pour elle. Tu as réussi à la guider en la laissant faire ses propres choix (et ce n est pas forcément facile). Tu as d autant plus de mérite que tu étais seule.
Elisabeth a dit…
Merci à toutes pour vos commentaires (ici et ailleurs). Avoir été une bonne mère n'empêche pas l'échec. Les secours ont fait tout ce qu'ils pouvaient pour la ranimer. Ils ont échoué, mais même s'ils avaient été sur place au moment du drame, pas sure qu'ils auraient ouvert la porte à temps. L'échec est quelquefois la seule issue.
Le statut de mère est ingrat... La réussite de Sonia au bac, c'est la sienne, pas la mienne. Si elle avait réalisé tous ses rêves, ça aurait été ses succès, ses victoires, ses combats, ses réussites.
Je crois aussi que le "tu as échoué" a sonné un peu comme "Quelle est la question suivante ? Avançons..."
Emmanuelle a dit…
Derrière nos réussites (et parfois nos échecs), il y a notre Histoire (avec un petit H majuscule, on n'est pas des GranZhommes)...
Ca veut dire qu'il y a celles et ceux qui nous ont poussé à être nous-même, celles et ceux qui nous ont envoyé dans les orties, celles et ceux qui nous ont servi d'exemple...
Je ne crois pas au "self-made-man" (ou à la self-made-woman)...
Et parfois, les accidents de la vie font que tout s'écroule et que malheureusement, on ne peut pas imputer la faute à qui que ce soit facilement...
Tu es une maman formidable. Sonia était qui elle était, dans son intelligence, sa sensibilité, son autonomie et sa liberté parce que tu lui avais donné l'amour et les armes pour l'être (et en plus, avec la modestie de te mettre en retrait).