Les vertus de l'échec

Cela fait un moment que je m'interroge sur la notion d'échec. Depuis le 23 février exactement et la lecture des commentaires sur le billet "Echec et mère" [1]. La phrase "En tant que mère, tu as échoué.", ne m'a jamais semblé dure, ou déplacée. C'est juste un constat irréfutable. Je me suis demandé pourquoi certaines amies y voyait quelque chose d'aussi négatif. 

Échec technique et scientifique

Le 4 mars, le lancement de la fusée SN10 a réussi. Elle est ensuite retombée 10 km plus loin comme prévu, mais a explosé quelques minutes plus tard [2]. Certains se sont amusés du fait qu'Elon Musk échoue de manière de plus en plus spectaculaire et originale à chaque fois, contrairement aux développeurs de logiciels. Et là, j'ai eu un déclic. Quand on travaille dans l'informatique, on connaît bien la méthode des essais et des erreurs... L'échec est le seul moyen d'avoir un programme qui marche, ou du moins, qui plante un peux moins à chaque nouvelle version.  C'était donc pour ça que la phrase "En tant que mère tu as échoué" m'a semblé moins noire qu'à d'autres...  Je me suis alors dit que tout cela devait avoir été écrit depuis l'antiquité, que des philosophes avaient dû réfléchir à l'échec. En cherchant rapidement, j'ai découvert quelques vidéos où Charles Pépin parle de son ouvrage "Les vertus de l'échec" sorti en 2016. [3]


A peine acheté sous forme numérique, j'ai compris que l'essai me ferait du bien et qu'il correspondait tout à fait à l'époque. Page 39, il écrit : 

"Il est quand même surprenant que le fait de se tromper soit perçu comme humiliant pour la plupart des élèves français de CM1 et CM2, mais que les chercheurs du monde entier y voient un acte normal, formateur, nécessaire".

Cela fait un an que les chercheurs se trompent, se disputent à propos du SARS-COV2. Mais jamais la recherche n'a avancé aussi vite, comme le prouvent les vaccins ARN développés en moins d'un an. 


Essentialiste contre existentialiste

Darwin qui a fait un superbe voyage après avoir échoué en médecine et en théologie, nous montre que l'échec n'est pas essentialiste. Dire "Je suis nulle", ou comme cet étudiant "J'ai l'impression d'être un raté", c'est voir l'échec comme une partie de nous [4]. Cela vient de Kant ou Descartes et de la formule "Quand on veut, on peut." avec comme sous-entendu, Dieu nous a fait à son image, donc on peut atteindre la perfection. 

Or les échecs de Darwin, comme ceux de De Gaulle ou Barbara furent une opportunité à prendre d'autres chemins. Darwin n'est pas plus un raté que Thomas Edison qui a inventé l'ampoule électrique après des milliers d'échecs ou que l'étudiant fantôme. Page 12, Charles Pépin écrit : 

"Il y a les échecs qui nous rendent plus combatifs, ceux qui nous rendent plus sages, et puis, il y a ceux qui nous rendent simplement disponibles pour autre chose."

Est-ce que le décès de Sonia m'a rendue plus sage, plus combative, ou disponible pour autre chose ? C'est une excellente question, même s'il est trop tôt pour que j'y répondre. Aurais-je lu ce livre de philo si j'avais encore un rôle de mère à jouer ? Peut-être que oui. Après avoir acheté "Les vertus de l'échec" [3], je me suis rappelée que Sonia et moi avions déjà lu les écrits de Charles Pépin : Platon Lagaffe [5] et La Planète des Sages [6], même si nous avions surtout prêté attention aux dessins de Jul.


Charles Pépin invite à redéfinir l'échec : 
L'échec n'est pas celui de notre personne, mais celui d'une rencontre entre un de nos projets et un environnement. 
Mon échec en tant que mère, peut se lire comme la rencontre d'un projet de voir mon enfant voler de ses propres ailes et la crise climatique [9] ou l'environnement universitaire pendant la crise sanitaire [10].

Ouvrir une fenêtre, être humble, stoïcien. 

A cause de la crise sanitaire, nous sommes invités à rester chez nous. La porte se ferme, mais nous ouvrons les fenêtres. Cette ouverture, cette faille, c'est ce que les grecs appellent "kaïros", qui a donné le sens étymologique du mot crise. C'est un moment opportun pour comprendre certaines choses. En citant Hannah Arendt, Charles Pépin nous invite à nous poser cette question :

Qu'est-ce qui commence ? Plus précisément, qu'est-ce qui commence d'intéressant ? 


Après avoir passé des semaines, des mois, où rien ne m'intéressait, je constate que je suis de plus en plus énervée par certains propos racistes. Mettons les noirs avec les noirs, les blancs avec les blancs et tout ira bien... Je ne tolérais pas les racialistes et toute sorte de ségrégation, d'étiquetage, avant le décès de Sonia, maintenant c'est encore pire. Voir des individus regarder la couleur de peau d'une femme, l'âge d'une étudiante, ou le lieu d'habitation d'une élève avant d'écouter ses propos m'insupporte [7].  

Comme le dit très bien Tania de Montaigne, on a tous des présupposés, on est tous racistes. Je ne peux pas changer le racisme des autres. Je peux juste, à l'instar des grenouilles femelles, filtrer ses propos  pour ma propre sérénité grâce aux outils mis en place sur diverses plateformes. [8] Je peux juste commencer par me rendre compte de mes biais cognitifs et éventuellement les corriger.  Charles Pépin  écrit page 94 : 

Etre stoïcien, c'est être capable, même au cœur de l'échec de cette sagesse là : s'interroger sur ce que l'échec nous dit du réel. C'est le concevoir comme une rencontre privilégiée avec le réel, que celui-ci renvoie aux forces du cosmos; aux lois de la nature ou aux règles du marché.  

Puis il termine le chapitre 6, en écrivant : 

L'échec, lorsqu'il est là, ne dépend plus de nous. Seule dépend de nous la manière de le vivre. 

Deviens ce que tu es

En insistant sur l'existentialisme, le livre invite à réfléchir à ces paroles de Nietzsche "Deviens ce que tu es" [11]. L'échecs spectaculaire de SN10 [2] ne ressemble pas aux précédents. Mais il régnait une espèce de joie, d'euphorie après que la fusée se soit posée contrairement à SN09. 


Cette joie s'est transformée en "Wahou" après l'explosion. Il n'y a pas eu de larmes et à mon avis, très peu de déception, même du côté se Space X. C'est dans cette manière d'échouer que l'entreprise est unique. 


Je regardais déjà des lancements spatiaux quand j'étais gamine. Adolescente, j'ai été marquée par l'échec de Challenger. Je n'étais pas mère à l'époque, mais j'étais déjà ce que l'on appelle aujourd'hui "Space Geek". Sonia m'avait posé la question : "Qu'est-ce que tu deviendras quand je serai adulte ?". Je lui ai répondu de ne pas s'inquiéter pour moi, que je voyagerai pour assister aux congrès SETI par exemple. Qui suis-je quand je ne suis pas mère ? Telle était finalement la question, que son départ soit pour la vie active ou pour un repos éternel...  


Cet échec, le décès de Sonia, ne m'a paradoxalement pas enlevé le titre de "maman de Sonia". La semaine dernière encore, une dame avec qui je discutais de temps en temps à l'arrêt de bus m'a présenté ses condoléances en me disant "Vous êtes bien la maman dont la fille est décédée ? ". Je suis devenue héritière de Sonia, de ses dessins, de ses vidéos, de ses textes, des graines qu'elle a semées.


Je ne suis plus la maman anxieuse qui s'inquiétait à chaque fois qu'elle rentrait tard, affrontait une épreuve ou tombait malade. Je suis devenue une autre maman. Je ne sais pas encore quelle maman je suis, mais je commence à discerner certains traits en voyant par exemple la maman de Ben déposer chaque jour des cailloux ou des origamis sur l'arbre de son fils [12]. Hériter de son enfant, c'est se rappeler tout ce qu'il nous a apporté pendant 7 ou 18 ans, et le remercier chaque jour pour ces inoubliables moments.  C'est dire au monde entier à quel point Ben ou Sonia sont formidables. 


L'origami illustre bien, le "deviens ce que tu es". J'en faisais de temps en temps avant le décès de Sonia [4], sans cela, je ne me serai pas lancée dans le projet d'envoyer 1000 grues à Hiroshima [13]. A l'époque, je voyais le deuil comme une maladie, et l'origami comme une thérapie. Je pensais être devenue malade, mais j'ai réalisé que ce n'était pas le cas et qu'il n'y avait pas besoin de soigner quoi que ce soit. Mon état évolue sans cesse et d'autres objets se sont ajoutés aux grues. Il y a eu des échecs, des pliages pas assez précis, mais je constate que je prend beaucoup de plaisir à essayer de réaliser des modèles plus ou moins complexes comme ce serpent [15] qui peut devenir Sonia ou une fusée.  


Pour conclure, "Les vertus de l'échec" est un livre qui fait du bien. Il ressemble aux ouvrages pour enfants où on est le héros "Si tu es existentialiste, écoute Sarte et Nietzsche, si tu préfères l'essentialisme, lit Freud ou Descartes". J'imagine que chacun pourra retenir des phrases, des passages, pas forcément les mêmes que les miens. J'ai été assez insensible aux exemples tirés du sport masculin, mais j'ai apprécié ceux venant de l'histoire des sciences. 


  1. E. Piotelat, Echec et mère, 02/2021
  2. Replay du lancement de SN10 (10h23)
  3. C. Pépin, Les vertus de l'échec, Allary éditions, 2016
  4. E. Piotelat, Nulle, je suis, 02/2021
  5. C. Pépin, Jul, Platon Lagaffe, Dargaud, 2013
  6. C. Pépin, Jul, La planète des sages, Dargaud, 2011
  7. E. Piotelat, l'école élémentaire des Avelines, 06/2020
  8. T. Messias, Les grenouilles femelles peuvent couper le son des mâles qui ne les intéressent pas, 03/2021. 
  9. E. Piotelat, suicide climatique, 09/2020
  10. E. Piotelat, un étrange hommage, 07/2020
  11. France Culture : "Deviens ce que tu es". 
  12. Pass the Smile for Ben
  13. E. PIotelat, Des grues pour la paix, 08/2020
  14. E. Piotelat, Origami dans la neige, 02/2021
  15. Dr Lizzie Burns, Origami modular snake

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