Chaque nouveau témoignage sur la plateforme étudiants fantômes [1] apporte son lot de désespoir, mais aussi de frustration de ne pas pouvoir répondre, de ne pas pouvoir faire quelque chose. Beaucoup se trouvent "nuls". C'était aussi le cas de Sonia, dont l'estime de soi faisait les montagnes russes. Elle pouvait être très fière de quelque chose qu'elle venait de réaliser et la minute d'après plonger en se disant qu'elle travaille mais n'arrive à rien, qu'elle est nulle, etc, etc...
Lorsqu'un étudiant fait part de tentatives de suicides [2], on a envie que cette plateforme soit gérée par la croix rouge, le ministère, quelqu'un qui puisse récupérer son adresse IP et aller frapper à sa porte pour le sauver, ou au mieux pour l'aider à survivre un jour, un mois, un an, jusqu'au vaccin, jusqu'à la fin de la pandémie.
J’ai essayé de me suicider hier sans arriver au bout et tous les matins c’est la même idée qui me traverse.
Mais peut-être aussi que cette plateforme [1] a évité des suicides, justement parce qu'au lieu de passer à l'acte, au lieu de se sentir seuls au monde, certains étudiants y ont trouvé un miroir, un écho. J'ai pu reconnaître certains propos de Sonia, retrouver des signes de fatigue ou de détresse que je n'avais pas identifiés lors du déconfinement.
Cette semaine, je suis tombée sur le témoignage d'un étudiant de l'université Paris-Saclay [3]. Comme c'est quelqu'un que j'ai sans doute croisé en bas de chez moi, dans le bus 07 ou 09 et qu'il est possible que je connaisse certains de ses enseignants, je vais essayer de lui répondre.
J’ai 20 ans et j’ai l’impression être devenu un raté.
Quand j'avais 20 ans, je redoublais ma prépa (j'étais en 5/2). J'avais aussi cette impression là, surtout en voyant les amis avoir un diplôme, comme un BTS, un DUT. Moi, je n'avais rien à part le bac mention assez-bien et j'avais échoué à tous les concours.
La prépa a quelque chose d'assez particulier. Il y a moins de matières que ce que Sonia a pu suivre en L1 SPI, le programme de maths et de physique est pratiquement le même, mais le prof, tout en nous rendant une copie avec 5/20, nous donne notre classement (10e/35) et l'on se dit que l'on a peut-être une chance au concours. Le but du jeu est d'être moins nul que tous les autres nuls (ceux qui sont bons jouent dans une autre cour et visent d'autres écoles). L'heure d'après, un autre prof glisse "J'oublie que j'ai à faire à l'élite de la nation".
C’est la troisième et dernière année de licence, les dossiers doivent être impec. Je dois être honnête, en temps normal j’ai d’énormes difficultés à gérer stress, changements et estime de soi. Et cette année risquait d’être le théâtre de bouleversements que j’appréhendais comme mon projet d’orientation toujours aussi vague et d’autres soucis.
En prépa, on n'a pas cette pression du dossier impeccable, puisque tout se joue lors du concours. D'ailleurs, avec la pandémie, c'est quoi un dossier impec ? Tout le monde est fatigué, les cerveaux tournent au ralenti (oui, même ceux des "vieux"). Par exemple, hier, j'ai essayé de faire l'étoile de la mort, un origami au niveau "novice". C'est loin d'être impeccable, c'est même plutôt une catastrophe.
L'année d'après, j'ai dû choisir entre deux écoles d'ingénieur : Météo France à Toulouse et l'ENSIMEV (devenue ENSIAME puis l'INSA Hauts de France [4]) à Valenciennes. Mon projet d'orientation consistait à construire le vaisseau d'Albator (ce qui avait le mérite de ne pas être flou), et il y avait un avion sur la plaquette de l'ENSIMEV. Voilà comment j'ai choisi mon orientation. Les seuls vaisseaux spatiaux que j'ai construits dans ma vie sont des micro-fusées au lycée, des avions en papier, et les modèles issus de cet ouvrage "Star Wars Origami" acheté en 2014.
Avant la pandémie, c'était difficile d'avoir une image des métiers qui existeront dans cinq ans. Aujourd'hui, c'est impossible. Un peu plus loin dans la lettre [3], je lis :
A quoi bon trouver une quelconque motivation à me lever quand c’est avec peine que je le fais, quand je me souviens à quel point je suis misérable ? A quoi bon faire acte de présence en cours si je suis trop lent pour l’assimiler, si c’est encore pour avoir les yeux rougis, fatigués par les larmes ou encore par le fait d’avoir fait 8h15-17h45 sans pause ?
J'ai été surprise de voir que les codes pour accéder à l'emploi du temps des L1 SPI de l'université d'Evry n'avaient pas changé. Si Sonia était encore vivante et était en L1 à Evry, sa semaine ressemblerait à ça :
Emploi du temps L1 SPI 2021 |
Je ne veux pas mourir mais je ne peux pas encore dire de tout cœur que je veux vivre car je n’ai pas encore tout à fait de raison de vivre, de me lever le matin. Je veux juste redevenir un étudiant qui étudie, avoir ce but dans la vie me suffit. C’est peut-être égoïste de ma part, mais je veux étudier, je veux vivre.
Voilà ce que Sonia a eu comme cours en 2020 pendant la première semaine de février :
Emploi du temps L1 SPI 2020 |
L'emploi du temps permet de "vivre", éventuellement d'avoir un job. Tous les cours ne figurent pas dessus. Le jeudi après-midi elle avait une UEL (unité d'enseignement libre) sur les moteurs. Il n'empêche que Sonia était plutôt fatiguée. Elle avait passé les vacances de fin d'année à réviser pour les partiels début janvier et n'avait pas vraiment eu de pause pour attaquer ce second trimestre.
La fin de la lettre est un tout petit peu optimiste :
J’essaie de revivre correctement depuis peu mais c’est difficile, je n’ai plus de passion, j’ai perdu goût à plein de choses, il faut réinstaller de nouvelles habitudes saines, en bref se reconstruire.
L'origami m'a aidée à me reconstruire suite au décès de Sonia. Quand j'avais 20 ans, je n'avais aucune expérience, aucun diplôme. A 50 ans, j'ai un diplôme d'ingénieur qui me donne une couverture quand j'ai l'impression d'être nulle (oui, ça arrive aux vieux aussi). Sonia m'avait donné le titre de "pire prof de math de l'univers" quand elle passait le bac et que j'essayais de lui expliquer des trucs de terminale, par exemple ce qu'était une limite en + ou - l'infini (ben, c'est évident, non ?) [6]. Je me suis rendue compte que je ne maîtrisais pas assez certaines notions pour être capable de les expliquer. Ce n'est pas parce que j'ai eu un diplôme (le bac) il y a 30 ans, que je ne suis pas nulle aujourd'hui. D'ailleurs, les journalistes, les politiques devraient tous savoir ce qu'est une exponentielle s'ils ont le bac (même non scientifique). Mais il semble évident qu'ils ont oublié leurs cours de terminale. Donc non, les étudiants, vous n'êtes pas nuls, vous en savez beaucoup plus que la plupart d'entre nous.
Dans le livre Star wars, les origamis sont classés par difficulté :
- Novice (facile)
- Padawan (moyen)
- Chevalier Jedi (difficile)
- Maître Jedi (très difficile)
J’essaie juste de donner une chance à ce semestre et cette chance qu’est le retour au présentiel mais j’ai toujours cette appréhension pour l’avenir et la valeur que peut avoir le parcours mouvementé d’étudiants, de nos diplômes dans cette situation. Est-ce qu’on va s’en relever, est-ce qu’on sera aidés ?
Réaliser un origami avec un expert à nos côtés pour corriger nos erreurs, nous dire "Tu es nulle, retourne ta feuille de papier, ah j'oubliais que j'ai à faire à l'élite de la nation..." n'est pas la même chose que de suivre un modèle sur un livre, qui est encore plus compliqué que d'avoir une vidéo où on met "pause" de temps en temps.
Ceux qui passent des examens sont ceux qui auront survécu, qui auront tenu, et ça, c'est déjà énorme. Ceux qui réussiront auront accompli un exploit, ils feront partie de "l'élite de la nation", même si on leur renvoie à la figure des propos comme "vous n'avez rien fait de vos journées pendant un an, pendant deux ans". Il suffit de regarder l'emploi du temps pour voir que ce n'est pas le cas. Alors oui, le diplôme, le dossier ne sera pas parfait (comme cet origami Yoda au niveau padawan), mais chacun de nous doit être tolérant avec lui-même, avec ses erreurs. L'important est avant tout de survivre, à défaut de vivre...
Aux personnes qui nous liront, n’oubliez pas notre détresse avant que notre génération ne soit éventuellement complètement foutue en l’air.
Les témoignages de la plateforme étudiants fantômes [1] sont importants pour que l'Histoire garde une trace de ce qu'ont traversé les étudiants de 2020, 2021. C'est toujours difficile d'écrire que l'on n'y arrive pas, mais peut-être qu'un jour, dans 5 ou 10 ans, un employeur regardera un dossier pas parfait mais en disant "Wahou, il a eu son diplôme en 2021, l'année où j'ai failli mettre la clé sous la porte ! Il saura faire face aux difficultés !"
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