La Team Vichy

 "Maman, je te présente la Team Vichy !"

Sonia venait de me rejoindre dans le hall d'entrée du Lycée de la Vallée de Chevreuse (LVC) à Gif. Nous étions à l'automne 2017, sans doute peu avant les vacances de Toussaint, ou juste après, je ne m'en souviens plus. En classe de 1ière STL (Science et Technologie de Laboratoire), Sonia n'était pas à sa place et nous avions rendez-vous avec sa professeur principale. 

Selfie de Sonia au LVC. 2016-2017

Un peu en avance, je me trouvais devant un grand panneau avec des photos de projets humanitaires, des appels divers et variés pour des activités écolo ou sportives. Puis, il y avait une espèce de trombinoscope et un titre du style "Les lycéens à votre écoute". 

Quand Sonia m'a dit "Maman, je te présente la Team Vichy !", j'ai regardé plus attentivement les membres du groupe. Ils n'étaient pas tous blonds aux yeux bleus. Elle m'a expliqué que c'étaient des volontaires qui constituaient une espèce de cellule psychologique pour tous les petits conflits qui pouvaient survenir dans les classes, mais qu'en fait, c'était des collabos qui ne savaient pas tenir leur langue. Par exemple, elle avait évoqué sa dyslexie qui l'avait privée de 1ière S à l'une de ces lycéennes de la Team Vichy et toute la classe de dépressifs de poubSTL s'était moquée de son handicap. Elle n'en avait parlé à personne d'autre car elle considérait que cela relevait du secret médical. 

Résidence étudiante de Supélec

J'avais complètement oublié cette histoire de Team Vichy jusqu'à ce que je reçoive un email de la cellule HarcèlementS de l'université Paris-Saclay. Je leur avais écrit pour leur demander de reproduire le sondage de Centrale Supélec [1]. J'avais argumenté ma requête en reprenant des propos de Sonia déjà évoqués sur ce blog [2], [3], [4]. La réponse m'a choquée. Non seulement ils ne semblaient pas se rendre compte de l'ampleur des violences sexuelles et sexistes (VSS pour les intimes), mais ils ont fait suivre mon mail à l'université d'Evry, chose que je ne leur ai pas demandé. Je leur en ai encore moins donné l'autorisation, ne serait-ce parce que lorsque j'écris "Le prof de telle matière", c'est anonyme, sauf pour des responsables qui peuvent retrouver qui enseignait à telle étudiante telle année... Les exemples donnés n'avaient pas vocation à dénoncer X ou Y ; ça ne ramènera pas Sonia à la vie et n'allégera pas ma culpabilité. Je veux juste éviter d'autres drames avec un état des lieux comme Capèse [1] l'a fait. Si la petite Huguette leur écrit qu'elle est agressée par Hugo, étudiant en droit, vont-ils faire suivre son message à Hugo ? Est-ce que toutes les cellules d'écoute sont des Team Vichy avec des volontaires sans formation ni déontologie ? 

Les résultats du sondage [5] ont créé une véritable bombe sur l'université Paris-Saclay, au point que la présidence ait jugé nécessaire de faire un publipostage. Il est évident que si le problème ne concernait qu'une école, si c'était juste parce que les étudiants de Centrale sont spéciaux, l'université ne se serait pas inquiétée. Dans l'article du Monde, on lit : 

Menée en ligne en juin et juillet auprès de 2 400 élèves de première et deuxième années, dont 659 ont répondu, une enquête révèle que 51 femmes et 23 hommes déclarent avoir été victimes de harcèlement sexuel, 46 femmes et 25 hommes d’une agression sexuelle et 20 femmes et 8 hommes d’un viol. En outre, 110 femmes et 25 hommes déclarent avoir été l’objet de propos sexistes, 43 femmes et 34 hommes l’objet de contacts physiques non sexuels.

C'est énorme, mais pas surprenant. J'ai découvert les chansons paillardes au lycée Carnot de Dijon en prépa lors de bizutages forcément dégradants et à connotations sexuelles. En école d'ingénieur, dans le Nord,  le week-end d'intégration était bien arrosé et tout pouvait arriver. Des chansons comme "La petite Huguette" faisant l'apologie du viol "On n'en meurt pas pour ça" faisaient rire tout le monde, filles et garçons. C'était dans les années 90, et heureusement les bizutages ont été plus ou moins interdits depuis, et les week-end d'intégration mieux contrôlés (enfin, on croit). 

Comme ma culpabilité ne demande pas beaucoup pour refaire surface, la question "Si Sonia n'avait pas fait d'études scientifiques, serait-elle encore en vie ?" s'est imposée dès la lecture des résultats de l'enquête. D'autres formulations sont équivalents :  ceux et celles qui vont dans les lycées encourager les filles à faire des maths sans alerter sur les VSS ne sont-ils pas au pire des criminels, au mieux des proxénètes ? Est-ce par peur de dire la vérité aux lycéennes que la Team Vichy  refuse de reproduire le questionnaire ? Sonia a toujours jugé les programmes "filles et maths / code / informatique" comme sexistes. Leur existence même indique au monde entier que les filles ont besoin de coup de pouce dans certaines matières, donc qu'elles sont inférieures ou n'ont pas le cerveau pour ça.

J'ai emmené très tôt Sonia dans des musées scientifiques et j'avais l'impression qu'elle aimait ça. J'ai retrouvé des photos de 2008. Sonia avait 6 ans. Nous étions parties à Londres sur les traces de Peter Pan [6] et nous avions passé un bon moment au musée des sciences. 

Science Muséum Londres 2008.

Science Muséum Londres 2008.

En première année de licence sciences pour l'ingénieur (SPI) à l'université d'Evry, au second semestre, il y avait plusieurs unités d'enseignement libre (UEL) proposées à toutes les filières. Sonia avait choisi celle sur les moteurs en premier vœux. C'était le jeudi après-midi et avec des étudiants venant d'autres filières, qu'elle ne connaissait pas.  

Elle a souvent eu des difficultés pour trouver la salle, mais d'une manière générale, elle y allait à reculons. Elle ne me racontait pas tout (et heureusement), mais je n'ai aucun doute sur le fait qu'elle aurait répondu par l'affirmative à la première question du questionnaire : 

"Cette année, as-tu été victime de propos sexistes ayant porté atteinte à ta dignité ou ayant créé un environnement dégradant, en te mettant mal à l'aide par exemple ?"

Elle m'a rapporté qu'un étudiant en filière non scientifique lui avait sorti "Tu te débrouilles bien, pour une fille...". Forcément, avec un bac S, elle avait un peu plus de bagage que lui pour calculer les torseurs ou comprendre certains fonctionnements. 

Sonia a toujours beaucoup aimé le muséum d'histoire naturelle et ses dinosaures : 

Sonia en 2009 à la Grande Galerie de l'évolution

Je ne sais plus où elle avait rencontré Lucy, peut-être lors d'une exposition temporaire au Musée de l'Homme ou à la Cité des Sciences. 

Comparaison de taille entre Sonia et Lucy en mars 2009

Dès le début de la classe de seconde au LVC, Sonia s'ennuyait tellement qu'elle avait envie de passer directement en 1ière S. Elle s'est inscrite au bac de Français série S [7] et l'a eu en fin de seconde. Elle a cru les mensonges qu'on lui a dit à propos de la 1ière STL dont le programme serait identique à celui de 1ière S mais avec plus d'expérimentations, et s'est donc dit qu'elle pouvait travailler le programme de première S au lycée en acceptant la STL, et le programme de terminale S à la maison dans le but de passer le bac S en fin de première.  A la réunion de rentrées, les profs nous ont clairement dit que l'obtention du bac STL était assuré à n'importe quel idiot faisant acte de présence en cours, vu que le contrôle continu représentait une majeure partie de la note. 

Elle a vite nommé la STL poubSTL, se rendant compte que c'était la classe poubelle pour tous ceux qui n'avaient pas pu aller en S. Il y avait énormément de filles, motivées par la biotechnologie par intérêt pour les produits cosmétiques. Sonia ne se voyait pas faire essayer des lunettes à des clients, ou faire passer des mammographies toute sa vie sans être en mesure d'analyser ou de comprendre les résultats. Quand le lycée lui a ordonné de choisir entre rester en STL ou partir pour passer le bac S en candidat libre, elle n'a pas hésité longtemps.... 

Si elle avait choisi STL, son seul choix pour Parcoursup aurait été le BTS biotechnologies au Lycée de la Vallée de Chevreuse, un environnement beaucoup plus protecteur que le Pelvoux où elle avait la plupart de ses TP et TD au second semestre à Evry. Elle se plaignait régulièrement de l'ambiance. Elle n'a pas attendu que j'envoie un email à la Team Vichy (euh non, cellule HarcèlementS) pour prendre rendez-vous avec le responsable de la L1 SPI. Le Pelvoux est dans une zone industrielle à côté de l'A6 où il n'y a que de larges avenues remplies de bagnoles et un Mac Do. Quand elle sortait à 18h le soir en même temps qu'une cinquantaine de camarades, majoritairement masculins, je sais qu'elle allait à Evry à pied, ou qu'elle laissait passer 1 ou 2 bus afin de ne pas se retrouver coincée avec certains. 

Seule Sonia pourrait répondre à la question Q2 : 

Cette année, as-tu été victime de propos ou comportements à connotation sexuelle de manière répétée ou visant à exercer une pression réelle ou apparente en vue d’obtenir un acte de nature sexuelle ?

Je pense toutefois que si les cours, TP et TD n'avaient pas été déportés dans cette zone de non droit, les situations à risque auraient été moins nombreuses. 

Sonia à la Cité des Sciences en 2011

Est-ce raisonnable de pousser la petite Huguette à faire des sciences, tant que l'on n'est pas capable de sécuriser l'environnement dans lequel elle va évoluer, par exemple en améliorant l'accessibilité des lieux d'enseignement ? Le plateau du Moulon où se trouve Centrale-Supélec est un peu moins perdu que le Pelvoux, mais une étudiante peut vite se retrouver isolée, par exemple si elle décide de descendre par le bois jusqu'au RER de Bures ou d'Orsay. Le bus 7 qui descend vers le RER est bondé à l'heure de sortie des cours, quand des centaines d'étudiants se jettent dedans. J'imagine que certaines étudiantes n'apprécient pas d'être serrées contre leurs camarades. Rejeter la faute sur la petite Huguette ou dénoncer Hugo, c'est un peu dire "C'est pas nous, c'est Centrale, c'est Evry..." et occulter la réalité des faits.

Sonia m'a raconté que des salles de TD n'étaient pas prévues pour accueillir tout le monde. L'université tablait sur les absents en proposant par exemple une salle de 30 places quand il y a 50 inscrits. Pour diminuer les VSS ne faudrait-il pas éviter la promiscuité en recrutant plus de chargés de TD ?

 En 2013, Maud Olivier, alors députée et conseillère générale s'était attaquée à la prostitution étudiante. 10,6% des étudiants d'Orsay et d'Evry y avaient eu recours ou envisagé de le faire [8]. Nul doute que la précarité a augmenté depuis. La cinquième question de l'enquête de Centrale-Supélec est : 

Cette année, as-tu subi un acte de pénétration commis par violence, contrainte, menace ou surprise ?

La prostitution contrainte par la précarité rentre dans ce cadre. Il faut que l'on sache ce qui se passe à l'université en allant vers tout le monde avec un questionnaire anonyme, pas en attendant qu'une victime contacte une Team Vichy

Une fois que l'on aura mesuré le problème, comme vient de le faire Centrale-Supélec [1], alors l'université pourra prendre des mesures, et ses parents pourront peut-être encourager la petite Huguette à faire des sciences, et son lycée à l'orienter ailleurs qu'en poubSTL... 

Sonia découvrant la tour de Hanoï en 2010 au Canada

J'admire l'association CaPèse et la direction de l'école Centrale-Supélec pour la mise en place du questionnaire, et la publication des résultats. Il faut du courage pour cela. Cet état des lieux n'aidera pas beaucoup les victimes, mais il est nécessaire pour mesurer l'ampleur du problème. C'est un premier pas que d'autres ont l'air de faire à reculons... On peut aller dans les lycées encourager les filles à aller à Centrale Supélec en leur disant clairement "Houston, on a un problème". On ne peut pas le faire pour les autres formations de l'université Paris-Saclay, tant que l'on ne sait pas.... Le fait de refuser une telle enquête fait craindre le pire.  

  1. Questionnaire (pdf) Capèse
  2. E. Piotelat, 7 mois, 01/2021
  3. E. Piotelat, Through the Moon, 10/2021
  4. E. Piotelat, Nulle je suis, 02/2021
  5. Sideration à Centrale Supelec après une enquete montrant l'ampleur des violences sexistes et sexuelles
  6. E. Piotelat, L'automne à Neverland, 09/2020
  7. E. Piotelat, L'inscription au bac, 07/2020
  8. Revue de presse - enquête prostitution étudiante, 2013

Commentaires

Nathalie FT a dit…
Oui tout ça me rappelle le rôdeur masculin en "grand imperméable" de Lyon3 à la fin des années 80. La fac était au courant et ne faisait rien, il ne fallait juste pas tomber dessus.. j'ai eu de la chance. Je passais souvent par les sous sols pour explorer. Des copines m'ont retrouvée au cours d'anglais, paniquées.. tu l'as croisé ? On vient de le voir, il est à poil sous le manteau.. elles riaient de leur frayeur quand même, pas trop rassurées.
Vivement que ça change, plus de 30 ans ont passé quand même ! Promiscuité, accès, il y a beaucoup de points à travailler encore.
Emmanuelle a dit…
Toutes les cellules d'écoute ne sont pas déviantes, je peux te le garantir...
Quant-à attirer les jeunes filles vers les sciences, j'ai un point de vue un peu différent du tien : si Huguette n'était pas la seule fille de sa promo mais qu'elles soient au moins un gros tiers, voire (rêvons) une moitié, les loups auraient bien plus de mal à rôder... et les mentalités pourraient enfin changer.

Comme toi, je me pose la question de la pertinence de réserver des classes ou écoles d'été aux seules jeunes filles... mais les études montrent qu'en réalité, les garçons tiennent le crachoir dès qu'on parle de sciences (voire prennent la parole sans la demander, en toute impunité), et que les évincer de ce genre d'événement permet aux filles de s'exprimer et de prendre conscience de leur compétence... au lieu de croire à ce qu'on leur dit en classe, à savoir que "les filles, c'est pas fait pour les maths/l'info/la physique/toute autre matière dite masculine"...
Elisabeth a dit…
Tu soulèves bien l'inversion des rôles... Le problème ne vient pas des filles, qui n'ont pas besoin d'école d'été, mais des hommes qu'il faudrait recadrer, par exemple avec des programmes "informatique pour les champions" où il n'y aurait que des enseignantes qui ignoreraient toutes leurs remarques.


Dans certains TD, Sonia posait des questions sans que l'enseignant n'y réponde autrement que par un regard hautain et méprisant. Elle avait l'impression s'être complètement invisible, et ce n'était pas la faute des autres étudiants trop bavards, ni de sa faute.
Emmanuelle a dit…
Dans ce que tu dis, il y a aussi clairement un problème avec le prof... et ça, c'est vraiment à vomir.
Soyons franches : qu'un ou une prof ait des préjugés sur le genre et la capacité genrée pour une matière donnée, c'est déjà pas très jojo (mais j'entends qu'on puisse ne pas remettre en question ce qu'on pense savoir et notre job à tous et toutes est de faire prendre conscience aux autres des faits)...
mais qu'un ou une prof ignore ouvertement une élève (ou un, on s'en fout) qui pose des questions, c'est pour moi totalement inconcevable...
Walid H. a dit…
De là où elle est Sonia peut être fière d'avoir réussi un bac S en candidate libre. Il a certainement fallu un courage incroyable pour se battre contre une route toute tracée qu'elle n'a pas souhaité prendre. Je m'interroge d'ailleurs sur les professionnels qui lui ont vendu cette voie de garage comme une voie royale. Ca part souvent d'une classe qu'on a besoin de remplir, et on se retourne toujours vers les mêmes pour les remplir...

"Est-ce raisonnable de pousser la petite Huguette à faire des sciences, tant que l'on n'est pas capable de sécuriser l'environnement dans lequel elle va évoluer, par exemple en améliorant l'accessibilité des lieux d'enseignement ?"
Ca serait sûrement déraisonnable de les détourner de ces voies sous prétexte des problèmes de sécurité. Le problème d'insécurité, et de violence est un problème global qui dépasse largement les filles en filière scientifique. J'ai l'impression qu'ici on s'accomode de la violence en général. On trouve vite des excuses aux fauteurs. Je n'adhère pas à l'idéologie néo-féministe post-me-too, mais je suis persuadé qu'il s'agit avant tout une question de moyens, de sanctions et d'éducation pour la partie prévention. Je n'ai pas entendu une quelconque éducation à la réelle égalité (ni même contre le racisme ou l'extrémisme) à l'école pourtant c'est là que tout commence. Au contraire, la violence y est omniprésente depuis le plus jeune âge.