7 mois

Quoi de neuf depuis le mois dernier ? J'ai découvert qu'une hellébore ne craignait pas le gel. 

J'ai aussi compris que d'autres racontaient l'histoire de Sonia, à leur manière... Les descriptions des étudiants dans leurs nombreux témoignages, sont comme des pièces de puzzle. Ils ne comblent pas les zones d'ombre, mais je sais que je n'observerai jamais la face cachée de la Lune [1]. Il ne me reste que des white lies, des mensonges qui font du bien. 

Sonia avait une pochette dans laquelle elle conservait les documents importants. J'y ai retrouvé un tract de l'UNEF. Je sais qu'en début d'année universitaire, elle avait été intéressée par de nombreuses associations, mais souhaitait s'investir dans les études et reporter les activités militantes à plus tard. Que les associations étudiantes d'Evry s'emparent de son histoire me semble légitime. Elle leur appartient autant qu'à moi. 

Les étudiants fantômes [2] arrivent à mettre des mots sur certaines choses que ressentait Sonia sans forcément l'exprimer. Si l'histoire de Sonia telle qu'ils la perçoivent, les aide à comprendre ce qui leur arrive, je suis ravie qu'ils s'en emparent, y ajoutent des white lies qui leur font du bien ou leur permettront d'obtenir l'ouverture des universités. 


Je me suis rendu compte, que j'avais encore des blocages. Je suis incapable de mettre les pieds à Evry. En revanche, je me suis connectée pour la première fois sur le compte de Sonia. J'ai retrouvé les épreuves de partiels du 27 et 28 mai [3] qui corroborent ce que j'écrivais alors que j'étais encore sous le choc du décès [4].



L'enseignant qui a exigé que les étudiants disposent d'un scanner pour rendre leur copie est le même que celui qui leur a demandé d'installer Solidworks, pour faire leurs TP. Or ce logiciel nécessite windows, 16G de RAM et un processeur de 3,3 GHz [5]. Sonia avait un Chromebook acheté un début d'année pour prendre des notes. Une machine virtuelle sous Ubuntu lui permettait de rendre des exercices (par exemple en programmation en langage C). Et même si j'avais eu envie d'acheter une bête de course pour installer Solidworks, pendant le confinement, il y avait très peu de matériel informatique disponible au centre commercial. 


Le retour en présentiel est le seul moyen pour éviter les inégalités comme celles-ci en donnant le diplôme qu'aux étudiants bien équipés à domicile. 

J'ai été choquée que certains enseignants focalisent leur attention sur un seul témoignage parlant de professeur en vacances. La majorité des témoignages ne remettent pas en cause le travail de l'ensemble du personnel des universités, de la secrétaire qui saisit les notes au grand professeur qui répond aux mails d'une centaine d'étudiants. Sur les 12 matières qu'a suivies Sonia, il y a eu que 3 ou 4 individus qui ont transformé cette période en enfer à cause de leur manque d'empathie, ou de compétence.  


Quand le sage montre la Lune du doigt, l'imbécile regarde le doigt. Quand un étudiant exprime sa détresse, pourquoi ne regarder que le mot "vacances" ?  Sonia ne m'a jamais tenu de propos comme ça, ou peut-être que si et que je n'ai pas entendu, pas écouté, peut-être que je ne pensais que vacances pour ne pas voir l'inéluctable. 
​​​​​​​Je ne vois pas de fin mais j’aperçois le bout de mon courage alors peut-être que c’est moi qui me la donnerais. 
Je ne me suis jamais autant ressentie au bord du gouffre: faire des cours en distanciel (des fois mal fait/organisé) pour des partiels en présentiel, stress pour trouver un master et un job pour plus tard, pensées suicidaires.
 
Je suis épuisée. Dès que je pense aux cours, je me mets à pleurer et je fais une crise d’angoisse. 
Je ne sais pas combien de temps on peut vivre en ayant l’impression d’être mort. Chaque jour j’ai la sensation de repousser un peu peu plus l’échéance, de dépasser mes limites. 

Nous aussi, ces écrans noirs nous les voyons mais nous les acceptons, car, qui a envie de se montrer alors qu’iel vient de passer 1h à pleurer ? Qui peut suivre un cours alors qu’iels vient d’avaler ses xanax ? 


Si Sonia avait lu les témoignages de Lila, de WAE, de Math, de Roma, d'Angello Hubert, de Cam, d'Anna, de Julien, de Marva, de Louise ou des anonymes, peut-être serait-elle encore en vie ?

Sonia se serait peut-être reconnue, ou aurait reconnu certaines situations qu'elle vivait en parcourant les mots d'autres étudiants. Peut-être les aurait-elle utilisés pour me raconter son histoire, pour m'ouvrir les yeux, les oreilles... 

Si les enseignants de l'université d'Evry avaient lu le témoignage de Lila , peut-être auraient-ils fait preuve de plus d'empathie ? S'ils avaient lu des mots comme "crise d'angoisse" peut-être auraient-ils pris la peine de faire un quiz lors des partiels ? 

Après 7 mois, les "et si" n'ont pas disparu. Je souhaite que des milliers de voix d'étudiants racontent des milliers de versions différentes de l'histoire de Sonia, qu'ils s'en emparent pour rester en vie, pour ouvrir les yeux de leurs parents, de leurs enseignants, de nos politiques. Merci à l'UNEF, merci aux étudiants qui témoignent, au concepteurs de la plateforme, merci aux enseignants qui s'inquiètent pour leurs étudiants, merci à Jean-Louis pour son poème qui me guide depuis 7 mois [6]. 

Sonnet pour Sonia

[..]

Quand d'amers regrets nous assaillent, triste armée

qui, de souvenirs sans prix, aussi nous inonde,

tuant l'espoir que sa voix à nos pleurs réponde,

l'amour survivra-t-il au départ de l'aimé ?

[..]

Tout est fini quand l'existence se fracture,

mais rien n'est aboli tant que l'amour dure

[..]

Car l'amour vit — tant qu'on raconte son histoire

Ce midi, alors que j'admirais la résistance des hellébores, le rouge-gorge [7] s'est posé à moins d'un mètre de moi et s'est mis à chanter. La vie trouve toujours un chemin... 

Ajout 29 janvier : 

Lundi dernier, Maïram Guissé journaliste au Parisien est venue aux Ulis écouter l'histoire de Sonia. Elle a retranscrit une partie de nos échanges émouvants dans cet article : "Covid-19 : isolement, angoisse, pulsions suicidaires… l’alarmante détresse des 18-24 ans" [8] Merci à elle d'avoir raconté l'histoire de Sonia. 

  1. E. Piotelat, Through the Moon, 10/2020
  2. E. Piotelat, Cher étudiant fantôme, 01/2021
  3. Partiels L1 SPI
  4. E. Piotelat, Un étrange hommage, 07/2020
  5. Configuration requise Solidworks.
  6. Sonnet pour Sonia.
  7. Une saison au... 
  8. M  Guissé, Covid-19 : isolement, angoisse, pulsions suicidaires… l’alarmante détresse des 18-24 ans, Le Parissien, 01/2021

Commentaires

Emmanuelle a dit…
Je suis atterrée de ce que je lis sur les exams et les réactions des profs... certain.e.s enseignant.e.s n'ont plus les pieds sur Terre et ce n'est clairement pas à elleux que les étudiant.e.s en détresse vont venir se confier (et il faut déjà un sacré courage pour rédiger un mail à un.e prof qu'on n'a pas vu "en vrai" depuis des mois, même quand on l'apprécie).

En lançant des sondes régulièrement, on apprend que tel élève suit les cours sur un téléphone, que telle autre a une connexion intermittente et pas de pièce au calme, qu'il y en a un qui n'a pas vu ses parents depuis plus de 3 mois de peur de les contaminer et une autre qui est en zone blanche... ce n'est que la partie émergée, ceux et celles qui sont encore capables d'attraper la perche qu'on tend pour savoir.

Avec de la bonne volonté, on installe des machines virtuelles, on leur ouvre des accès distants (merci un million de fois à l'ingé qui nous a fait ça sur son temps perso), on fait composer à distance les élèves qui sont en quatorzaine, on accepte des photos ou autres pour avoir les "copies"... et surtout, surtout, on les rassure.

Je ne comprends même pas que tout le monde n'ait pas la ressource minimale consistant juste à se dire "et si c'était moi ou si c'étaient mes enfants, je ferais/dirais quoi ?"...
Elisabeth a dit…
Il suffit de discuter avec les doctorants qui encadrent leurs premiers TD pour se rendre compte que certains adorent ça, alors que pour d'autres, c'est une contrainte.

Une fois leur thèse en poche, ces derniers postuleront peut-être pour un poste d'enseignant-chercheur "par défaut", à cause de la raréfaction des postes de chargés de recherche... L'étudiant ne restera qu'un numéro, un générateur de copie à corriger, un auditoire pour un diaporama repiqué à un plus vieux et lu sans passion...

Tout le monde n'est pas Richard Feynman "If you cannot explain something in simple terms, you don't understand it. The best way to learn is to teach."
Emmanuelle a dit…
Arf... je ne suis pas Feynman, loin s'en faut (si seulement je pouvais toujours tout leur expliquer simplement)... mais ça me fend le coeur d'entendre une de mes étudiantes dire à son camarade "ça fait 2 semaines que je dors que 4h/nuit" en s'installant à sa table pour un exam (distancié : 40 dans un amphi).