Un hiver à Nigelle

Jean-Louis Trudel vient de nous quitter. Je n'ai pas son talent pour écrire un sonnet comme il l'avait fait peu après le décès de Sonia [1]. Son poème est toujours une balise qui orne la porte de ma salle de bain. En relisant son blog, je note son commentaire. 

La voie du deuil est différente pour tout le monde. Mais ceux qui restent ont en eux ce qui peut encore les éclairer, ou au moins les consoler s'il y a eu de la joie, de l'amour et des beaux moments. C'est ce que je crois.

Dans un long entretien pour Solaris, il explique que les concours d'écriture le motivent pour inventer des histoires originales [2]. Je n'ai pas son talent pour qu'une de mes nouvelles soit retenue par un éditeur, mais peut-être sera-t-il l'ombre d'un personnage que je pourrais imaginer un jour ou l'autre ? Son texte "Les feux du futur" dédicacé à Sonia m'avait beaucoup touchée. [3]. 

Et si, la meilleure manière de rendre hommage à un homme de lettre, consistait juste à lire, ou relire ses romans ? En Juin 2012, quand Sonia et moi l'avions rencontrée avec mon amie Nathalie à Paris, il nous avait dédicacé quatre romans jeunesse. Nous avons lu le premier "Un printemps à Nigelle" de suite, si j'en juge la date du billet de blog publié en Juillet. [4]. Dans le second, "Un hiver à Nigelle", j'ai trouvé un marque page, billet d'entrée à la cité des enfants le 12 août 2012. Il ne fait aucun doute que ni Sonia, ni moi ne l'avons lu. 

 

En l'ouvrant, la dédicace m'a émue. Avec le départ de Jean-Louis et de Sonia, elle se teinte de souvenirs et de douce nostalgie.  

 
L'histoire se passe en 1936, dans un petit village normand, Nigelle. Léon et Berthiaume, rentrent de la pêche, quand, en voulant prendre un raccourci, ils découvrent une peintre, en train de faire le portrait d'une jeune fille suppliante. Elisabeth ? Isabelle ? Ce n'est qu'à la fin du roman que l'on connaîtra son histoire. 

La mémoire est un thème central de ce roman destiné à la jeunesse, qui utilise un riche vocabulaire et des références érudites. Publié en 1997, il trouve un écho dans les discussions actuels où la montée du fascisme et la proximité de zones de conflits m'effraie. Les adolescents des villages se souciaient peu de ce qui se passait en Allemagne en 1936, et leurs parents, riches ou pauvres étaient préoccupés par la crise économique.  


En le lisant, j'ai établi des connexions avec l'histoire de Sonia que le sonnet de Jean-Louis m'avait invitée à raconter. Je me rappelle que nous avions visité Beaubourg, ou du moins, les photos m'aident à entretenir la mémoire. Un vendeur de gadgets, idéalement placé près de la file d'attente avait attisé la curiosité de Sonia.  

Dans le récit, les tableaux ont une importance vitale ("alerte spoiler" dirait Sonia). Berthiaume enquête dans une boutique d'antiquité, où il a un échange avec la nouvelle propriétaire, Coralie Chouquet, qu'il soupçonne d'être une sorcière. 

Cependant, il ne partit pas tout de suite, attiré malgré lui par un tableau accroché au mur du fond? Il s'attarda devant la toile qui représentait un paysage champêtre. Au centre se dressait un sarcophage de pierre sur lequel étaient gravés ces mots : "Et in Arcadia ego".

- Qu'est ce que ça veut dire madame ? 

Il avait commencé à étudier le latin au lycée, mais la phrase lui semblait incomplète.

- C'est du latin, qui donne à peu près : "et même en Arcadie, il y a un moi"... Un petit rappel que la mort nous guette, même dans les plus beaux cadres.


Jean-Louis Trudel explique ensuite aux lectrices plus jeunes, ou non, qu'il s'agit d'une copie d'une toile de Poussin : "Et in Arcadia ego" [5].


Pourquoi Sonia n'a-t-elle lu que les premières pages du récit ? Peut-être que la question ne mérite pas que l'on s'y attarde. Elle avait d'autres aventures sous le coude. On a rangé le roman dans la bibliothèque commune des livres de poche. L'ordre alphabétique a placé Trudel entre Thoreau et Twain. 

Je me souviens toutefois que, quelques années plus tard, elle avait reproché à un professeur de français de  collège de choisir essentiellement des textes dont les héros étaient des garçons. Elles n'a jamais été adepte des littératures étiquetées jeunesse ou adolescence, considérant qu'il y avait une espèce de mépris, alors qu'elle lisait Les Misérables ou Les rois maudis

Jean-Louis Trudel revient sur cette différence entre roman jeunesse et adulte dans son entretien pour Solaris [2] en mettant l'accent sur l'âge des personnages principaux. Même si ce voyage à Nigelle pendant l'hiver 1936 fut surtout pour moi un moyen de tirer le fil des souvenirs et de retrouver les émotions d'un beau moment à Paris en Juin 2012, il fut riche en découverte et il n'est pas impossible que j'aie eu un peu la chair de poule à certains moments ! 

 

  1.  JL Trudel, Un sonnet pour Sonia, 06/2020
  2. Solaris rencontre - épisode 38 : Jean-Louis Trudel, 10/2022
  3. E. Piotelat, 19 mois, 01/2022 
  4. E. Piotelat, Un printemps à Nigelle, 07/2012 
  5. Et in Arcadia Ego (Poussin)

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