A Lola

Les yeux de Lola qui fixent l'objectif, son sourire, sont gravés à jamais dans notre mémoire collective. Vendredi, je ne la connaissais pas. Aujourd'hui, elle me hante. J'ai envie de me transformer en détective, d'aller déposer une bougie, des fleurs ou encore une peluche devant chez elle, juste un petit geste, n'importe quoi pour montrer à ses parents, comme à ses potes que je partage leur peine. 


Mais est-ce le cas ? Une peine, une tristesse peut-elle être partagée comme on partage une idée ou une photo ? J'ai ma peine. Les parents de Lola ont la leur. Dire "moi aussi j'ai perdu ma fille" ne diminuera pas leur douleur, peut-être juste un chouïa leur culpabilité, et encore... En rencontrant d'autres parents ayant perdu leurs enfants, j'ai eu l'impression que la culpabilité, le "j'aurais dû..." était ce qui se partageait le mieux "J'ai échoué à protéger mon enfant, moi aussi." [1]. Un peu comme un miroir cassé qui ouvre une cicatrice, le décès de Lola m'a replongé dans mon deuil. N'importe quel geste de ma part serait égoïste. [2]


Suite au décès de Sonia, j'avais détesté tous les messages polis, les formules comme "Sincères condoléances" (et arrête de chialer) [3]. J'ai été très touchée par les silences, par la présence d'amis, de connaissances ou d'inconnus qui étaient juste là, sans rien dire, ou en avouant "Je ne sais pas quoi dire." Ce midi, j'ai acheté une salade au centre commercial. La jeune vendeuse me demande :

"Au fait votre fille, elle va bien ? Ça fait longtemps que je ne l'ai pas vue."

J'aurais pu couper court à la conversation "Merci, au-revoir". La question m'a touchée. Elle connaissait Sonia ? Se souvenait d'elle ? Je lui ai montré l'arrière plan de mon smartphone, pour être certaine que l'on parlait de la même personne. Je lui ai avoué que si je venais là, c'est parce que Sonia aimait y aller. 



Si je suis allée au centre commercial sur le temps de midi malgré l'ascenseur en réparation, c'est pour voir ce que la presse disait sur Lola. J'ai acheté le Parisien. Les autres journaux titraient sur des choses qui me semblaient insignifiantes : une grève, du foot, de l'essence, des bagnoles. 

Aujourd'hui, je me suis imposée de ne pas regarder la télévision. Hier, j'étais dans le même état qu'en novembre 2015, à zapper entre les chaînes d'info. La question "Pourquoi Lola a été tuée un vendredi après-midi en rentrant du collège" est la même que "Pourquoi des jeunes ont été tués un vendredi soir à la terrasse d'un café ou au Bataclan ?". 

Et si Lola était sortie plus tôt ? Ou plus tard ? Si elle avait papoté plus longtemps avec ses potes ? Si la meurtrière avait été à l'autre bout du monde ou dans un hôpital psychiatrique ? 

Les "Et si...", les "Pourquoi..." qui m'ont assaillie sont ceux du deuil. J'ai reconnu la voix du monstre [4]. A l'incompréhension s'ajoute la colère, toujours un peu en mode porc-épic [5]. Personne n'a à juger le deuil des autres, à critiquer "Alice aurait dû présenter ses condoléances" (et dire aux parents d'arrêter de chialer), "Bob n'a pas le droit d'en vouloir au monde entier".  Alice, Bob viennent de faire un pas dans les ténèbres. Ils ont le droit d'avoir peur. Ils ont le droit de se taire. Ils ont le droit de se sentir coupable et d'espérer que d'autres partagent cette culpabilité pour qu'elle soit moins lourde. 

Ce qui m'est insupportable, c'est à la fois la récupération froide, machiavélique de ce drame pour défendre une idéologie nauséabonde, et la déresponsabilisation. L'état, aurait pu, aurait dû protéger Lola, comme la société devrait le faire pour n'importe quel autre mineur (oui, j'ai aussi regardé le reportage de zone interdite sur le scandale des enfants placés [6]).  Une simple reconnaissance comme "On a échoué. On n'a pas su identifier le danger que représentait cette personne. On n'a pas su faire de sorte qu'elle ne croise pas Lola" ou "On n'aurait pas dû sacrifier la jeunesse pendant le confinement" [7] ne coûte rien à l'exécutif, et allège un peu la culpabilité des parents, pour lesquels il ne peut y avoir pire condamnation que la perte d'un enfant. Même la peine de mort n'est rien à côté de cette douleur là. 

Le regard de Lola continue de me hanter. Pardon de n'avoir pas pu te protéger, toi que je ne connaissais pas. 


  1. E. Piotelat, Echec et mère, 02/2021
  2. E. Piotelat, Egoïsme maternel, 08/2020
  3. E. Piotelat, C'est OK que tu ne sois pas OK. 04/2021
  4. E. Piotelat, La voix du deuil, 05/2021
  5. E. Piotelat, Parc Paul Loridant, 09/2021
  6. Replay Zone interdite 
  7. E. Piotelat, Monsieur le président, 01/2021


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