Souhaits ténébreux

Depuis le 11 février, la ville d'Orsay affiche les souhaits écrits par les écoliers, les habitants ou les étudiants. Ces messages ont été recueillis par l'artiste Laurent Lacotte [1]. En cette journée des femmes, ou des droits des femmes, combien d'enfants d'Ukraine, réfugiés ou restés sur place rêvent ré-entendre la voix de leur père ? 


Le 11 février, j'imagine que j'aurais pu vaguement situer l'Ukraine et si on m'avait demandé de citer des villes, j'aurais dis Kiev et pas Kyiv, puis j'aurais sans doute hésité en bafouillant Chernobyl, Odessa ou Evpatoria. Sans les chercher, les images de Kharkiv ou Marioupol arrivent sur mon fil Twitter, avec leur lot de destructions mais aussi de corps ensanglantés d'enfants, de familles ou de soldats. Elles ne sont pas partagées par des activistes, mais par des députés Ukrainiens, ou des journalistes qui filment leur départ de villes en ruine.  Dans son roman "La grâce et les ténèbres" [2], Ann Scott évoque cette bascule dans les ténèbres des reporters de guerre ou des membres de la Katiba des Narvalos après avoir visionné des vidéos de Daesh [3].  Quand on a vu la mort, on devient quelqu'un de différent, à cheval sur deux mondes. Dans l'un, les souhaits affichés sur les murs d'Orsay sont anodins, dans l'autre, on sent que le deuil n'est pas très loin. 

Dans l'atelier d'écriture "Writing your grief", Megan Devine suggère de le personnifier, en lui donnant une voix [4] et en commençant le texte par "Qui es-tu ?". Un exercice de son "Grief Journal" propose de dresser une carte du deuil. Elle donne quelques exemples avec un coin de lit, ou une montagne. Jusque là, ça m'a laissée assez perplexe... Je partageais plutôt la vision ombragée d'Henry David Thoreau. [5]

Every man casts a shadow; not his body only,

but his imperfectly mingled spirit.

This is his grief.

Un peu comme le sac de couchage donné à une collecte pour l'Ukraine le week-end dernier [6], les lieux que j'associe aujourd'hui au deuil ont deux facettes. Par exemple, Sonia est décédée dans la salle de bain, qui est aussi le lieu où elle a inventé milles histoires avec ses Télétubbies ou ses Playmobiles.

Sonia en 2006

Adolescente, elle aimait rêvasser dans le bain moussant, tout en écoutant de la musique. Dans cet espace hors du temps, nous pouvions aussi avoir des échanges sur la vie, l'univers, le reste et refaire le monde. 


Au dessus de la maternité d'Orsay où elle a vu le jour, le souhait affiché est "Que les arbres chantent..." Quand on vit dans le monde des Bisounours ou des Télétubbies, on y voit de la poésie ou du surréalisme. Pendant le confinement, on entendait les oiseaux chanter et le vent dans les branches. Sonia et moi espérions que le monde d'après ressemblerait un peu à celui-là. Dès le mois de juin, les vagues de chaleur sans vent se sont succédé et le bruit des avions ou des voitures ont effacé les chants qui émanaient des arbres. Aujourd'hui, dans les villes ukrainiennes, ce sont les sirènes et les bombes qui chantent.


Le deuil n'est pas loin... Le lieu où certains naissent est aussi l'hôpital où d'autres meurent. L'arbre qui chantait peut servir à construire des cercueils. Un des "lieux du deuil" qui me semblait évident est la maison funéraire d'Orsay. En passant devant à bord du bus 9, des cicatrices se sont réveillées lors des premiers trajets.  Quel bois pour le cercueil ? Pin ? Chêne ? Merisier ? 


Au fil des mois, la maison funéraire a pris un esprit beaucoup plus "Charlie", avec souvent des scènes qui me font sourire, comme celle de ces collégiens qui s'amusent, se chamaillent, rigolent. Se doutent-ils que des cadavres se trouvent dans une chambre froide de l'autre côté du mur ? Certains contrastes sont loufoques. 

Le mercredi, Sonia et moi nous donnions rendez-vous à la gare d'Orsay. Quand elle préparait le bac, elle descendait à pied en traversant le parc nord... La plupart du temps, nous déjeunions au Gramophone, après ou avant un passage à la boutique "Terre de BD", qu'elle affectionnait. Quand j'étais en avance, j'allais à sa rencontre, et si je l'apercevais, je m'arrêtais souvent vers ce grand escalier, que j'avoue n'avoir jamais emprunté.  


Le souhait inscrit est "Vivre une aventure"... Je me rends compte à quel point chaque journée passée avec Sonia fut une aventure riche en découverte, en surprises, en échanges enrichissants...  En ce 8 mars, je pense aussi à toutes ces femmes courageuses qui vivent une aventure qu'elles n'ont pas voulue sur les routes d'Ukraine ou dans les sous-sols des grandes villes...

Lorsque le deuil ou la guerre éclaire ces messages, ces souhaits anodins deviennent ténébreux. Si les arbres ne chantent plus, les enfants le font encore... Les réseaux sociaux peuvent aussi transmettre la voix de la liberté. 


  1. Laurent Lacotte, Artiste en résidence, site de la ville d'Orsay. 
  2. Ann Scott, La Grâce et les Ténèbres, Calmann Levy, 08/2020
  3. E. Piotelat, La Grâce et les Ténèbres, 11/2020
  4. E. Piotelat, La voix du deuil, 05/2021
  5. E. Piotelat, 17 mois, 11/2021
  6. E. Piotelat, Maman, devine d'où je t'appelle, 03/2022

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