Est-ce que quand l'espèce humaine aura disparu de la surface de la planète, les champs des Flandres se recouvriront de coquelicots ?
Université Paris-Saclay le 4 juin 2021 |
In Flanders Fields, the poppies blow
Between the crosses, row on row,
That mark our place; and in the sky
The larks, still bravely singing, fly
Scarce heard amid the guns below.
We are the dead. Short days ago
We lived, felt dawn, saw sunset glow,
Loved and were loved, and now we lie,
In Flanders fields.
Take up our quarrel with the foe:
To you from failing hands we throw
The torch; be yours to hold it high.
If ye break faith with us who die
We shall not sleep, though poppies grow
In Flanders fields.
Les écoliers canadiens francophones récitent une adaptation intitulée "au champs d'honneur" [2]. La traduction est loin d'être fidèle... Les songes aux parents et amis ont remplacé l'amour, Les levers et couchers de soleil ont disparu....
Nous sommes morts
Nous qui songions la veille encor'
À nos parents, à nos amis,
C'est nous qui reposons ici
Au champ d'honneur.
Ce poème est célèbre, mais je ne pense pas l'avoir entendu avant que Lizzie Burns ne l'évoque dans une vidéo où elle construit un coquelicot [3]
Au début de la vidéo, elle explique que le coquelicot est associé au souvenir. C'est une fleur qui a pu repousser sur les terres dévastées par les batailles. Quelque part, c'est le symbole de la vie qui surgit suite à la mort. En France, les soldats de la première guerre mondiale s'appelaient eux-mêmes les bleuets, fleur aujourd'hui devenue un symbole pour les anciens combattants. Partout ailleurs, notamment dans le Commonwealth, c'est le coquelicot qui est porté en cocarde en mémoire de la boucherie de 14-18.
Est-ce qu'apprendre par cœur un poème comme celui-ci, ce n'est pas un devoir de mémoire ? Si on traduit mot à mot la fin du poème "In Flanders Fileds", les morts nous appellent à reprendre le flambeau et à ne pas les laisser tomber, car sinon, ils n'auront pas de repos, bien que les coquelicots fleurissent.
En découvrant le poème "In Flander Fields", je me suis demandé si je connaissais des poèmes qui faisaient parler les morts.J'ai pensé au dormeur du val d'Arthur Rimbaud. Je l'avais découvert à l'école primaire, sans doute au CM2.
C'est un trou de verdure où chante une rivière,
Accrochant follement aux herbes des haillons
D'argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c'est un petit val qui mousse de rayons.
Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l'herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.
Je me souviens que j'avais refusé de le voir mort. Non, les trous ne pouvaient être que des blessures... Apprendre le décès du dormeur du val quand on a 11 ans, nécessite un peu de temps pour le deuil...
Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.
Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine,
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.
Il a été écrit en 1870, et fait référence à la guerre de Sedan.Enfant, je me suis vue dans ce trou de verdure, je me suis imaginée découvrant ce soldat endormi, m'approchant jusqu'à voir les deux trous rouges...
En interrogeant des proches sur les coquelicots et la mort, on m'a signalé cette chanson de Mouloudji :
J'ai aussi pensé à Anna de Noailles, dont les poèmes sur l'amour et la mort m'ont été d'un grand réconfort suite au décès de Sonia [4]. En recherchant si elle avait évoqué bleuets ou coquelicots dans ses poèmes, j'ai découvert un recueil disponible en ligne, les éblouissements [5]. Le mot "coquelicot" apparaît dans le poème EMOTION, page 154 :
Dans les matins luisants qui soulèvent les prés,
Avoir tant aimé l’air, la fièvre, la bataille,
Que la bouche au milieu du visage tressaille
Comme un coquelicot qu’étire un vent d’été ;
Page 331, le poème intitulé chant funèbre, évoque la mort de la jeunesse :
Ceux qui, pleins d’un joyeux et confiant courage
Montaient à la rencontre auguste du destin,
Quitteront à jamais la douceur du matin,
Et s’étendront aussi dans la paisible arène
Où le cèdre odorant, le cyprès noir, le frêne,
Les tilleuls dont l’ombrage est percé de rayons,
De nos midis d’été robustes compagnons,
N’avancent qu’en tremblant leur racine rampante…
La chanson d'automne de Verlaine date de 1866. Enfant, comme tous mes camarades de classe, j'ai associé les sanglots longs des violons de l'automne au débarquement et à la fin de la seconde guerre mondiale. Le 26 octobre dernier, j'ai hésité à recopier ce poème comme il y a un an, ou à chercher une réponse, un écho, un miroir [6]. Page 271, le poème "Les violons dans le soir" correspond à ce que je cherchais...
Il semble que l’archet se cabre, qu’il se tord
Sur les luisantes cordes,
Tant ce sont des appels de plaisir et de mort,
Et de miséricorde !
Qu'il s'agisse de retenir les vers d'un poème ou d'une chanson, le devoir de mémoire, c'est d'abord d'écouter ce que les morts ont à nous dire...
Comme le dormeur du val m'a préparée au pire, comme les sanglots des violons de l'automne ou les poèmes d'Anna de Noailles m'ont accompagnée dans les durs moments, entretenons notre mémoire en entretenant celles de ceux et celles qui ne sont plus là pour voir les coquelicots fleurir entre les tombes.
- In Flander Fields, Wikipédia
- Au champs d'honneur.
- Lizzie Burns, Origami remembrance poppy
- E. Piotelat, L'honneur de souffrir, 12/2020
- Anna de Noailles, Les éblouissements.
- E. Piotelat, 16 mois, 10/2021
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