Stress-o-mètre

Sur une échelle de 1 à 10, pouvez-vous évaluer votre niveau de stress ? Cette question m'a toujours semblé idiote. A quoi correspond le 1 ? Le 10 ? Quand j'estime que "Ça va", c'est quelle note ? Et si cette question me stresse (ou la stupidité de la personne qui la pose), est-ce que je prends en compte mon stress avant ou après avoir lu la question ? Grâce à Lizzie Burns, j'ai découvert un origami extraordinaire qui permet de mesurer le stress [1]. 

Ça commence gentiment comme une grue, mais on s'arrête avant de faire la tête et la queue. Quand on tire sur les ailes de la grue en papier, son corps ne se déchire pas. Là, si on tire trop vite, le papier se déchire. Si on n'a pas la patience, la fleur ne s'ouvre pas. 

Même s'il est idiot de quantifier le stress par un chiffre, ce mois de juin 2021 à des allures de scène de crime, avec tout le monde qui semble courir dans tous les sens, travailler jusqu'à pas d'heure, mettre la pression aux autres, etc, etc... Il n'est pas très différent du mois de juin 2020, où chacun avait l'intention de faire en 30 jours ce qu'il n'a pas fait pendant le confinement, où tout le monde a l'impression de ne pas avoir avancé dans ses projets et rejette la faute sur le collègue, le labo, le CNRS, l'université ou des collaborateurs industriels.

Lycée Poincaré à Palaiseau, juin 2019

Les examens peuvent expliquer le côté stressant du mois de juin, comme en 2019, quand Sonia a passé le bac [4]. Le vendredi, elle était épuisée. Il était temps que les épreuves s'achèvent. Elle était convoquée à Palaiseau, et il y avait la peur d'arriver en retard, le stress de ne pas savoir. 

Stress dans le bus avant une épreuve du bac... 

Quelque part, le stress du bac est normal, presque positif puisqu'il se transforme en combat victorieux, une fois le diplôme en poche. Ce stress du mois de juin est différent. En juin 2020, Sonia était stressée parce qu'elle attendait des résultats de partiels. Pourquoi est-ce que certains enseignants ne les ont pas rendu à temps ? Étaient-ils aussi stressés, sous le coup de plusieurs délais à respecter ? En théorie, les résultats auraient dû être connus rapidement, et ce fut le cas pour certaines épreuves, lorsque les enseignants ont respecté les consignes de l'université Paris-Saclay, à savoir faire l'épreuve sous forme de quizz. 

Ce lundi, j'ai appris la disparition de Yannis Manoussakis. Le CNRS a rendu hommage au professeur [2], mais nous avons été quelques uns à nous étonner du silence de l'université Paris-Saclay. Puis, nous avons reçu un message du service médical et ma cicatrice s'est mise à saigner, comme une plaie béante. Suite au décès de Sonia, ils m'ont donné deux coups d'épée dans le dos dont je ne me suis toujours pas remise. 

Le 16 juillet, soit 20 jours après le décès de Sonia, un email "Confinement, Déconfinement, les suites, comment le vivez-vous ?" a été envoyé à l'ensemble du personnel par le service médical. Il s'agissait d'une invitation à s'exprimer sur un mur, sous forme de textes courts, publics et anonymes. 

J'ai répondu au service médical tout d'abord par email en leur posant une seule question le 22 juillet : 

J'aimerais beaucoup savoir combien d'étudiants sont décédés depuis le 16 mars (covid19, accident, suicide, etc...) sur l'université Paris-Saclay.

Près d'un an après j'attends toujours la réponse... Enfin, pas vraiment, vu qu'ils m'ont envoyée balader sans ménagement "C'est pas nous, on pose la question au service de la médecine étudiante.", bref, allez voir ailleurs... 

Or cette question est importante pour moi, et je leur ai expliqué ma situation. J'ai besoin de contextualiser le décès de Sonia. Est-elle la seule étudiante décédée ? Je sais que ce n'est pas le cas, que M, étudiante en mathématiques à Orsay avait mis fin à ses jours dans la même période. Combien étaient-ils ? Etait-ce à cause du confinement ? Du déconfinement ? Des suites ? 

Après ce refus inexplicable de donner les chiffres à leur disposition, par exemple en me disant simplement "Au moins deux, nous n'avons pas connaissance d'autres cas que celui de Sonia et de M ", je suis aller voir ce qu'il y avait sur le mur "Confinement, Déconfinement, les suites, comment le vivez-vous ?". Est-ce que des enseignants se plaignaient du stress ? De la difficulté de rendre les notes des partiels à temps ? Pas vraiment, j'avais été surprise par le côté dégoulinant de psychologie positive et de tout va très bien madame la marquise. 

Vu que le mail nous invitait à nous exprimer avec comme prétexte "Mettre des mots simples est souvent bénéfique", j'ai mis des mots simples comme "Ma fille est décédée", avec un lien vers l'hommage que j'avais rédigé [3]. Ça ressemblait à ça et la photo de Sonia apparaissait en miniature de l'article... 


Le 23 juillet, je recevais un message du docteur m'indiquant qu'elle avait édité ce que j'avais mis en supprimant le lien car il contenait des informations nominatives mais qu'elle n'avait pas pu remettre la photo de Sonia... Cela m'avait achevée comme si elle m'avait coupé la langue sans anesthésie. Comme ose-t-elle ? Pourquoi supprimer le lien vers mon hommage ? Quelle photo aurait-elle voulu "remettre" ?  Il n'y en avait aucune, c'est juste qu'en même temps que le lien une miniature s'affichait. Son prétexte et ses excuses n'ont aucun sens. Si son soucis était l'anonymat, pourquoi vouloir remettre la photo de Sonia ? 

 

Aujourd'hui encore, je ne comprends pas... A moins que nous soyons nombreux à avoir perdu nos enfants pendant le confinement, le fait de dire "Ma fille est décédée" fait que le message n'est pas anonyme. J'aurais peut-être mieux digéré le fait qu'ils suppriment carrément le post-it ? J'aurais pu leur trouver des bonnes raisons, comme le fait de ne pas montrer la mort sur un mur destiné à redonner le moral au personnel. Mais là, pourquoi censurer juste mes mots à destination de Sonia ? Je ne peux pas imaginer qu'elle ne sache pas qu'une personne endeuillée n'a qu'une envie, nommer celle ou celui qu'elle aime tant, qui lui manque, qu'elle n'oubliera jamais. 

Bad girl ©Sonia Piotelat 2016


Pourquoi ce coup de couteau dans le dos ? Aujourd'hui, je cherche encore...  

Mettre des mots simples est souvent bénéfique. Mais à quoi bon le faire si c'est pour que le service médical supprime tout lien vers ce qui pourrait être un hommage pour une étudiante ou un professeur de l'Université Paris-Saclay ? A quoi bon, prononcer le nom de l'étudiante ou du professeur décédé si c'est interdit car considéré comme une information personnelle ?  Taire les noms réduit-il à zéro le nombre de décès sur l'Université Paris-Saclay, comme si l'étudiante ou le professeur n'avaient jamais existé ? Est-ce que l'on ne pourrait pas avoir un simple chiffre à défaut de mettre des mots simples, juste une réponse à ma question du 22 juillet : 

J'aimerais beaucoup savoir combien d'étudiants sont décédés depuis le 16 mars (covid19, accident, suicide, etc...) sur l'université Paris-Saclay.

Le mois de juin a des allures de scène de crime... On n'est que le 12... Avec ou sans origami, il me semble urgent de réduire le stress. Le 25 juin, une visioconférence qui me semblait très importante m'a poussée à décaler le repas de midi. C'était le dernier avec Sonia.

Horloge "Bob l'éponge" pour une épreuve de bac dans un lycée catholique [4] 


  1. Dr Lizzie Burns, Origami Crane Flower, 06/2021
  2. INS2I, CNRS. Disparition de Yannis Manoussakis, 06/2021 
  3. E. Piotelat, A Sonia, 06/2020
  4. E. Piotelat, L'inscription au bac, 07/2020

 

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