Résilience

Mardi, j'ai eu un gros coup de blues avec la rentrée, comme je l'exposais dans mon précédent billet [1]. J'ai aussi fondu en larmes en découvrant Charlie Hebdo. En lisant la page "La parole aux familles", je me suis rendue compte que jamais je ne me remettrais de la disparition de Sonia. Véronique Brachet, veuve de Cabu écrit "Le mot Résilience est un mot que je déteste". 

Ça fait 5 ans que l'on nous parle de résilience... 5 ans... Souvent à l'échelle nationale "La France restera la même, les terroristes ne gagneront pas, patati, patata, le pays va se relever". D'après le Larousse, la définition est : "Aptitude d'un individu à se construire et à vivre de manière satisfaisante en dépit de circonstances traumatiques."

Commencer à faire le ménage, le tri dans les papiers de Sonia m'a permis de retrouver deux feuilles A4. Sur la première, il y a écrit en gros "CHARLIE HEBDO", puis "CABUT" (avec un T, c'est son vrai nom de famille). 


Je n'ai pas vraiment de souvenir de sa professeur de quatrième. Avait-elle interdit à Sonia d'écrire CHARLIE HEBDO sur ses cours ?  Sonia n'avait-elle pas jugé utile d'écrire autre chose sur cette feuille ?

Dans le même paquet de feuilles A4 grand carreau, il y avait une autre feuille, presque aussi vide... avec une phrase inachevée : 

"Messieurs Wahib Benami et Sony Lamarre êtes accusés de harcèlement sur une personne appartenant ..."

Y-a-t-il un lien entre les deux feuilles ? Wahib et Sony étaient-ils "Charlie" ? Harcelaient-ils Sonia à cause de son soutien à l'hebdomadaire ? Faut-il y voir un lien  avec le sondage IFOP [2]  ? 26% des jeunes musulmans (15-24 ans en 2020) n'expriment pas de condamnation à l'égard des auteurs des attentats. 


En janvier 2015, Sonia m'avait rapporté que certains avaient ricané pendant la minute de silence au collège de la Guyonnerie à Bures. [3] La manifestation organisée aux Ulis et le respect de la minute de silence l'avait rassurée [4]. En seconde, je me souviens qu'elle avait râlé parce qu'elle avait un exposé à faire sur la liberté d'expression. Dans son manuel, le chapitre était illustré par Plantu. Sa professeur leur a demandé de n'utiliser que des documents du CDI et il n'y avait rien [5].



Les vacances sont terminées. J'ai repris le travail aujourd'hui, et ça s'est bien passé. Mais peut-on parler d'aptitude à se construire et à vivre de manière satisfaisante en dépit de circonstances traumatiques ? A quel moment la reconstruction et la vie sont-elles jugées satisfaisantes ? 

Vers 18h, j'ai eu envie de marcher mais aussi de lire le reste des articles de ce numéro de Charlie Hebdo. Je suis donc allée au cimetière en faisant un détour par le parc nord, l'un des endroits que préférait Sonia aux Ulis. 


Depuis l'inhumation, sa tombe me sert vraiment de boussole. Antonio Fischetti évoque l'arbre planté place de la République comme lieu de mémoire. Il écrit "Le problème, c'est que tout le monde se fout de ce chêne tombé en décrépitude". 


J'ai changé l'eau des tournesols, coupé le bout des tiges. J'avais déjà évoqué les charognards dans la critique du livre de Riss [8]. Je n'ai aujourd'hui aucun doute que certains ont fêté au champagne le décès de Sonia, comme mon oncle gendarme ou mon cousin pompier... Le racisme dans la police n'est pas une légende. 


 

Peu après avoir remis les fleurs dans le vase, j'ai vu deux abeilles butiner. Avec Sonia, on avait évoqué la crémation en lisant un article sur une société qui proposait de planter un arbre dans un pot contenant des cendres [6]. Nous nous étions dit que les cendres ne devaient pas vraiment être un fertilisant et que ça n'avait pas beaucoup d'intérêt.  


Est-ce que ce bouquet de tournesol contribuera à la survie d'une ou deux abeilles ? Aura-t-on un jour un miel "fleurs de cimetière" ? Se réjouir de la présence d'un insecte sur une tombe, est-ce "vivre de manière satisfaisante en dépit de circonstances traumatiques" ?

Comme il me restait une petite heure avant la fermeture du cimetière, dans lequel j'étais seule, je me suis assise sur le tronc coupé et j'ai terminé ma lecture de Charlie Hebdo. Cela m'a rappelé les moments, où nous étions toutes les deux assises sur le fauteuil. Souvent, c'est Sonia qui ouvrait l'hebdomadaire. Elle regardait la couverture, puis "Les couvertures auxquelles vous avez échappé". Elle me le passait ensuite et il arrivait que je lui indique un article sur un sujet qui l'intéressait. Par exemple, celui sur la "Cancel culture" m'a rappelé les discussions que nous avions eu sur Mila puis sur JK Rolling. 


Pendant le confinement, chaque jour, nous lisions les 2 nouveaux chapitres que JK Rolling publiait sur son site "The Ickabog" [7]. Nous discutions des personnages... Le roi blond, est-ce Trump ? Les conseillers ? Est-ce que l'on aurait pas les mêmes loubards dans la macronie ?  Sonia était plus au courant que moi de la transphobie de JK Rolling, qui ne se limitait pas à une petite phrase, mais était connue depuis plusieurs années, Nous nous étions demandé pourquoi des activistes trans s'en prenaient aux féministes (j'ai découvert la signification de TERF) et pas aux religieux, bien plus violents. 

Alors que je réfléchissais à tout cela derrière mon journal, j'ai senti un insecte tournoyer autour de moi. C'était la grosse libellule verte. J'ai essayé de la prendre en photo, mais en vain. Elle volait trop vite, et il n'y avait pas assez de luminosité. 


 
En regardant la tombe de Sonia, j'ai vu un rouge-gorge posé sur une des branches auxquelles j'ai accroché des grues en origami. 



C'est peut-être un début de résilience. 
S’asseoir au cimetière, cinq minutes avec toi et regardez la vie tant qu'y en a...  
Se souvenir du bon temps, qui est mort et ne reviendra pas... 

Enfin, non, comme le disait le regretté Emmanuel Jouanne "On ne vit que costumé, masqué, muni d'un texte écrit d'avance. Le tout est de s'en apercevoir, de l'utiliser et de l'user". 

La résilience n'est qu'une illusion. On répond "Oui, et toi" à la question "Bonjour, ça va ?", puis on va réfléchir sur la vie, l'univers et le reste au cimetière. 


  1. E. Piotelat, En rang 2 par 2 avec le SARS-Cov2, 09/2020
  2. Sondage IFOP. DROIT AU BLASPHÈME, CARICATURES, LIBERTÉ D’EXPRESSION… LES FRANÇAIS SONT ILS ENCORE « CHARLIE » ?
  3. E. Piotelat, Je pense donc je suis Charlie, 01/2015
  4. E. Piotelat, Les Ulis debout pour Charlie, 01/2015.
  5. Recherche Charlie Hebdo sur le site Médiapôle.
  6. Cette urne biodégradable vous transforme en arbre après la vie
  7. JK Rolling. The Ickabog;
  8. E. Piotelat, Autour de la mort, 08/2020.

Commentaires

Nathalie F-T a dit…
La résilience est complexe et dure dans le temps selon mes lectures et mon expérience. Elle dépend de plusieurs facteurs. La psychologie est une science tellement récente encore, quand on la compare à la physique. ;)
Je te conseille Viktor Frankl sur le sujet. https://fr.wikipedia.org/wiki/Viktor_Frankl
Oui les traumas collectifs laissent des traces. Le procès actuel va brasser des choses en France.

Ce cimetière respire la paix et merci de nous partager ton regard. De tout coeur avec toi.
Elisabeth a dit…
J'imagine que dans les camps de concentration, les plus fragiles avaient tout de même un espoir. Cette guerre prendrait fin un jour. Le train qui venait pouvait aussi repartir.
Avec la crise climatique, le seul espoir de sortie serait une prise de conscience mondiale, des dirigeants main dans la main comme lors du 11 janvier.
Tous les signaux faibles indiquent que l'on va dans l'autre sens : "26% des jeunes musulmans n'expriment pas de condamnation à l'égard des auteurs des attentats.". En gros 1/4 d'une certaine jeunesse trouve normal de mettre fin à la vie d'un dessinateur. Le 31 août, un article de Nature indiquait que l'on était dans le pire scénario du GIEC. "Ice-sheet losses track high-end sea-level rise projections".
Je doute que Viktor Frankl ait encore des solutions aux crises existentielles modernes.