J'ai découvert Emilie Frèche le 6 janvier dernier aux Folies Bergère [1] lors de la table ronde "Des féministes toujours Charlie". J'avais risqué ma vie pour écouter Elisabeth Badinter [2] lors de l'événement "Toujours Charlie". Je m'étais dit, qu'à l'occasion, éventuellement, si je trouvais dans une librairie ou une médiathèque le roman "Je vous sauverai tous", peut-être que je lirai. Ce ne fut pas le cas. En découvrant, cet été, que Séverine Servat de Rugy appelait à la censure de son nouveau roman "Vivre ensemble", je me suis empressée de le rechercher et de le dénicher dans une librairie à Palaiseau.
J'ai terminé la lecture ce week-end. J'en ai rédigé une critique sur Babelio [3]. Ce billet sera plus personnel, sur ce que j'ai ressenti en tant que mère en lisant le roman quelque fois à voix haute pour recueillir les impressions de Sonia, pour discuter de certains passages. Il y sera aussi forcément question de politique et d'écologie.
Voir que quelqu'un voulait interdire ce roman m'a semblé improbable, le signe que quelque chose n'allait pas bien dans ce pays, mais vraiment pas bien. Qu'avait-elle pu écrire ? Ce quelqu'un était-il un islamiste, un religieux ? Non, il s'agit de Séverine Servat de Rugy, que la presse définit comme "épouse de F" et qui se croit "mère de S" comme en témoigne le marque page inséré. [4]
Le cartable, le sac à dos, ça peut être un doudou comme un autre, quelque chose qui rassure, qui protège, qui ne nous quitte pas quand on change de logis une semaine sur deux. Emilie Frèche ne juge pas, et laisse au lecteur le soin de se faire un avis lorsqu'elle décrit la scène entre les ados. Il bien le droit d'avoir un cartable le dimanche si ça lui fait envie. Chacun fait ce qui lui plait... Ce cartable, cet escargot, quelle belle image pour représenter la précocité que l'enfant porte comme un fardeau et qui peut ralentir tous ses gestes.
L'histoire est racontée à la troisième personne par le personnage principal, Deborah, qui comme toutes les mamans, idéalise son fils même lorsqu'il a des comportements bizarres (comme danser sur du maître Gim's dans un café en faisant du playbac) et ne comprend pas celui des autres enfants.
Il y a une scène où Salomon refuse de sortir du bac à boules d'un fast food. Elle semble tout droit inspirée de Big Bang Theory. Et combien de parents (d'enfants précoces ou non) ont vécu de tels moments ?
En revanche, pour certains enseignants, aussi surprenant que cela puisse paraître, c'est insupportable, inconfortable. Pourquoi le ciel est bleu ? Comment fait-on les bébés ? Pourquoi je ne trouve pas Charlie Hebdo dans la bibliothèque de l'école ? Et bien "c'est pas au programme, tu verras au collège". L'enfant va forcément traduire ça par "La maîtresse est nulle, elle est incapable de me dire pourquoi le ciel est bleu."
Emilie Frèche parvient admirablement à décrire ce que l'adulte peut éprouver en rencontrant un enfant qui joue aux échecs, construit des églises en Kapla pour provoquer une rabbine, lit pendant les trajets en voiture, ne sait pas mentir, menace de se suicider, etc... L'adulte a peur, il est déstabilisé, d'autant plus lorsque les parents cachent la précocité de leur enfant en tentant de le faire entrer dans un moule qui n'existe pas.
Dans le roman, ce n'est qu'après 3 mois de vie commune (et au bout de 100 pages de récit) que Pierre annonce à Déborah que son fils a 150 de QI :
Si vraiment son fils est du genre a fondre en larmes lorsqu'un insecte est écrasé ou à poser des question du style "combien la France dépense d'hydrocarbures par an ?" (page 63), c'est le meilleur ambassadeur que la Terre puisse avoir auprès du ministre de la Transition Ecologique et Solidaire. D'ailleurs, je lui soufflerais volontiers quelques questions sur le glyphosate ou le plastique.
Quel ado ne rêverait pas de transformer la porte de sa chambre en transformateur EDF afin que les parents n'y mettent pas les pieds ? Si le personnage de Déborah a peur de l'enfant plus intelligent qu'elle et dont elle ne parvient pas à anticiper les réactions, Emilie Frèche ne le juge pas et laisse le lecteur décider. J'imagine d'ailleurs assez bien Salomon (le personnage) lire un livre écrit par Déborah (le personnage) et se trouver flatté d'avoir inspiré une telle crainte ou de voir ses exploits comptés.
Si vraiment Séverine Servat de Rugy s'est un peu renseignée sur la précocité, comment peut-elle trouver le personnage de Salomon monstrueux et en même temps y reconnaître son fils de 11 ans ? Ça doit être moins compliqué de vivre avec lui qu'avec Sheldon Cooper. Sa mère en revanche fait aussi peur que Debbie Wolowitz dans la série Big Bang Theory.
Et si, l'intelligence de Salomon était celle des dessinateurs de Charlie Hebdo, incompris par beaucoup, suicidaires pour les uns, jouant avec le feu pour d'autres ? Et si c'était justement celle qui effraie les terroristes comme les politiques car elle les empêche de manipuler le monde à leur guise ? Charb, Cabu, Wolinsky, Tignous, Honoré n'étaient-ils pas des monstres eux aussi, au point que beaucoup refusent de faire l'effort de comprendre la subtilité des caricatures ?
Le personnage de Pierre lui ressemble sans doute. Il fait de la politique et vend la France aux migrants de Calais. Non seulement je suis incapable de dire si Jérôme Guedj est allé à Calais, mais même si c'était le cas, pourquoi serait-il le seul politicien à l'avoir fait ? Il doit y avoir des tas de Pierre. Enfin, vu la débâcle du PS, il est aussi possible que le Pierre soit une espèce en voix de disparition.
Comme nous tous, Pierre et Déborah sont témoins des attentats de Novembre 2015. Ils ont vu les terroristes, mais n'ont rien eu. Ce traumatisme là sert de décors, de toile de fond au vivre-ensemble qui tente de résister au fil des pages.
Comme Déborah, faisons-nous des cauchemars avec des armes blanches ? Eprouvons-nous des angoisses à l'idée de ce qu'un inconnu, un humain que l'on ne comprend pas pourrait faire avec un couteau ? En d'autres termes, les islamistes ont-il gagné ?
Emilie Frèche soulève le même problème : comment une famille recomposée peut-elle habiter sous un même toit ? Pourquoi le ferait-elle d'ailleurs ? Pour coller au tableau "un papa, une maman, deux enfants" ?
La tension est semblable à celle de la première partie du roman "Le train d'Erlingen" de Boualem Sansal, avec cet ennemi que l'on ne parvient pas à nommer, cette métamorphose de Dieu que nous n'avons pas vue venir.
Tout le monde se souvient de ce qu'il faisait le 13 novembre 2015 lorsqu'il a appris qu'il y avait eu des attentats à Paris. Est-ce vraiment raisonnable depuis d'avoir peur d'un enfant de 10 ans parce qu'il est un peu différent, ou du voisin qui a une autre religion ? Emilie Frèche nous invite à ranger les couteaux, tout en nous montrant que ça ne changera rien.
J'ai terminé la lecture ce week-end. J'en ai rédigé une critique sur Babelio [3]. Ce billet sera plus personnel, sur ce que j'ai ressenti en tant que mère en lisant le roman quelque fois à voix haute pour recueillir les impressions de Sonia, pour discuter de certains passages. Il y sera aussi forcément question de politique et d'écologie.
Censure
Le 6 janvier dernier, Emilie Frèche a débuté son intervention par ces mots :Il y a 3 ans, le 7 janvier 2015, j'étais chez moi en train de terminer un roman, en train de faire donc, précisément, ce que les membres de la rédaction de Charlie faisaient, c'est-à-dire écrire, et pour eux bien sûr aussi dessiner, lorsque j'ai appris qu'ils venaient d'être abattus par des terroristes islamistes [..] Pour un écrivain de ma génération, à qui l'on n'a jamais fixé de limite créatrice, qui ne sait pas ce que le mot "censure" veut dire, c'était une réalité qui n'était pas supportable.
Voir que quelqu'un voulait interdire ce roman m'a semblé improbable, le signe que quelque chose n'allait pas bien dans ce pays, mais vraiment pas bien. Qu'avait-elle pu écrire ? Ce quelqu'un était-il un islamiste, un religieux ? Non, il s'agit de Séverine Servat de Rugy, que la presse définit comme "épouse de F" et qui se croit "mère de S" comme en témoigne le marque page inséré. [4]
Vie privée ?
L'innocente lectrice que je suis ne peut pas savoir si, comme c'est écrit dans l'encart, des passages du présent ouvrage portent atteinte à la vie privée et à celle de son enfant mineur. L'enfant en question, j'en ai déjà parlé. C'est Babasse qui faisait l'avion il y a 30 ans dans la cour de l'école primaire de Saint-Germain-du-Bois, ou encore Abdel qui a mis fin a ses jours en janvier dernier au collège Flemming à Orsay [5] Bref, c'est un enfant précoce, un zèbre, semblable aux 2% de la population qui ont un QI supérieur à 130, mais aussi différent, puisque son père le compare à un escargot à cause du cartable qu'il porte toujours.Le cartable, le sac à dos, ça peut être un doudou comme un autre, quelque chose qui rassure, qui protège, qui ne nous quitte pas quand on change de logis une semaine sur deux. Emilie Frèche ne juge pas, et laisse au lecteur le soin de se faire un avis lorsqu'elle décrit la scène entre les ados. Il bien le droit d'avoir un cartable le dimanche si ça lui fait envie. Chacun fait ce qui lui plait... Ce cartable, cet escargot, quelle belle image pour représenter la précocité que l'enfant porte comme un fardeau et qui peut ralentir tous ses gestes.
L'histoire est racontée à la troisième personne par le personnage principal, Deborah, qui comme toutes les mamans, idéalise son fils même lorsqu'il a des comportements bizarres (comme danser sur du maître Gim's dans un café en faisant du playbac) et ne comprend pas celui des autres enfants.
Il y a une scène où Salomon refuse de sortir du bac à boules d'un fast food. Elle semble tout droit inspirée de Big Bang Theory. Et combien de parents (d'enfants précoces ou non) ont vécu de tels moments ?
La tabou de l'intelligence
Un enfant curieux, qui pose des tas de questions, quand c'est le sien, on trouve ça merveilleux. On va le qualifier d'intelligent, d'avancé pour son âge, d'éveillé.En revanche, pour certains enseignants, aussi surprenant que cela puisse paraître, c'est insupportable, inconfortable. Pourquoi le ciel est bleu ? Comment fait-on les bébés ? Pourquoi je ne trouve pas Charlie Hebdo dans la bibliothèque de l'école ? Et bien "c'est pas au programme, tu verras au collège". L'enfant va forcément traduire ça par "La maîtresse est nulle, elle est incapable de me dire pourquoi le ciel est bleu."
Emilie Frèche parvient admirablement à décrire ce que l'adulte peut éprouver en rencontrant un enfant qui joue aux échecs, construit des églises en Kapla pour provoquer une rabbine, lit pendant les trajets en voiture, ne sait pas mentir, menace de se suicider, etc... L'adulte a peur, il est déstabilisé, d'autant plus lorsque les parents cachent la précocité de leur enfant en tentant de le faire entrer dans un moule qui n'existe pas.
Dans le roman, ce n'est qu'après 3 mois de vie commune (et au bout de 100 pages de récit) que Pierre annonce à Déborah que son fils a 150 de QI :
- Pourquoi me le dis-tu seulement maintenant ?Dans l'interview à l'Express, Séverine Servat de Rugy écrit "Aujourd'hui je ne peux pas oublier que mon fils est dépeint dans ce livre comme un monstre." Ah ? Ce n'est pas ce que j'ai ressenti, ou alors, elle ne l'a pas lu jusqu'à la dernière ligne.
- Je ne sais pas, répond Pierre. Je pensais sans doute que tu t'en rendrais compte toute seule. Ou bien je craignais que tu me trouves prétentieux.
Si vraiment son fils est du genre a fondre en larmes lorsqu'un insecte est écrasé ou à poser des question du style "combien la France dépense d'hydrocarbures par an ?" (page 63), c'est le meilleur ambassadeur que la Terre puisse avoir auprès du ministre de la Transition Ecologique et Solidaire. D'ailleurs, je lui soufflerais volontiers quelques questions sur le glyphosate ou le plastique.
Quel ado ne rêverait pas de transformer la porte de sa chambre en transformateur EDF afin que les parents n'y mettent pas les pieds ? Si le personnage de Déborah a peur de l'enfant plus intelligent qu'elle et dont elle ne parvient pas à anticiper les réactions, Emilie Frèche ne le juge pas et laisse le lecteur décider. J'imagine d'ailleurs assez bien Salomon (le personnage) lire un livre écrit par Déborah (le personnage) et se trouver flatté d'avoir inspiré une telle crainte ou de voir ses exploits comptés.
Si vraiment Séverine Servat de Rugy s'est un peu renseignée sur la précocité, comment peut-elle trouver le personnage de Salomon monstrueux et en même temps y reconnaître son fils de 11 ans ? Ça doit être moins compliqué de vivre avec lui qu'avec Sheldon Cooper. Sa mère en revanche fait aussi peur que Debbie Wolowitz dans la série Big Bang Theory.
Et si, l'intelligence de Salomon était celle des dessinateurs de Charlie Hebdo, incompris par beaucoup, suicidaires pour les uns, jouant avec le feu pour d'autres ? Et si c'était justement celle qui effraie les terroristes comme les politiques car elle les empêche de manipuler le monde à leur guise ? Charb, Cabu, Wolinsky, Tignous, Honoré n'étaient-ils pas des monstres eux aussi, au point que beaucoup refusent de faire l'effort de comprendre la subtilité des caricatures ?
Entre le réel et le fictif
Je n'avais jamais entendu parler d'Emilie Frèche avant le 6 janvier, ou de Séverine Servat de Rugy avant le mois dernier. En revanche, j'ai déjà rencontré Jérôme Guedj et j'en ai parlé sur ce blog il y a longtemps, quand les migrants étaient accueillis comme du bétail à la préfecture d'Evry. [6]Le personnage de Pierre lui ressemble sans doute. Il fait de la politique et vend la France aux migrants de Calais. Non seulement je suis incapable de dire si Jérôme Guedj est allé à Calais, mais même si c'était le cas, pourquoi serait-il le seul politicien à l'avoir fait ? Il doit y avoir des tas de Pierre. Enfin, vu la débâcle du PS, il est aussi possible que le Pierre soit une espèce en voix de disparition.
La peur du couteau
Le 26 juillet 2016, le père Hamel a été égorgé par des islamistes de 19 et 20 ans. Le 23 août 2018, Kamel S a tué sa mère et sa sœur avec un couteau. Le 10 septembre 2018, un homme blessait 7 personnes dans une attaque au couteau dans le 19e arrondissement de Paris. La piste terroriste est écartée. Emilie Frèche décrit cette angoisse de l'arme blanche admirablement dans son roman. On retrouve "Amok" de Stephan Zweig. Le monstre ce n'est pas celui qui tient l'arme. D'ailleurs, pourquoi est-ce qu'il la tient ? Ça aussi on s'en fiche. Qu'il soit fou, toxico ou djihadiste, quelle est la différence ?Comme nous tous, Pierre et Déborah sont témoins des attentats de Novembre 2015. Ils ont vu les terroristes, mais n'ont rien eu. Ce traumatisme là sert de décors, de toile de fond au vivre-ensemble qui tente de résister au fil des pages.
Comme Déborah, faisons-nous des cauchemars avec des armes blanches ? Eprouvons-nous des angoisses à l'idée de ce qu'un inconnu, un humain que l'on ne comprend pas pourrait faire avec un couteau ? En d'autres termes, les islamistes ont-il gagné ?
Le vivre-ensemble
Un article, un tiret, et vivre ensemble devient une injonction presque religieuse. Aimez-vous les uns les autres. A l'heure où la société Space X vient d'annoncer que Yusaku Maezawa 前澤友作 sera le premier touriste à faire le tour de la Lune, avec des artistes choisis dans la BFR, les agences spatiales du monde entier savent que la difficulté du voyage spatial de longue durée n'est pas technique mais psychologique. Comment enfermer des humains pendant plusieurs mois dans une boîte de conserve sans qu'ils se tapent dessus ?Emilie Frèche soulève le même problème : comment une famille recomposée peut-elle habiter sous un même toit ? Pourquoi le ferait-elle d'ailleurs ? Pour coller au tableau "un papa, une maman, deux enfants" ?
La tension est semblable à celle de la première partie du roman "Le train d'Erlingen" de Boualem Sansal, avec cet ennemi que l'on ne parvient pas à nommer, cette métamorphose de Dieu que nous n'avons pas vue venir.
Tout le monde se souvient de ce qu'il faisait le 13 novembre 2015 lorsqu'il a appris qu'il y avait eu des attentats à Paris. Est-ce vraiment raisonnable depuis d'avoir peur d'un enfant de 10 ans parce qu'il est un peu différent, ou du voisin qui a une autre religion ? Emilie Frèche nous invite à ranger les couteaux, tout en nous montrant que ça ne changera rien.
- E. Piotelat, Ava, Carmen, Charlie, Eleanor, 01/2018.
- E. Piotelat, Sans adjectif, 01/2018.
- Critique de "Vivre ensemble", Babelio.
- J. Dupuis, Ce roman est un un viol de l'intimité de mon fils, L'Express.
- E. Piotelat, Je suis alien, 02/2108
- E. Piotelat, Xénophobie, 06/2011
- Des féministes toujours Charlie
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