Notre solitude

Pourquoi écrire ? Suite au décès de Sonia, je sentais que je traversais une contrée inconnue, un lieu que personne n'avait cartographié. Les billets de ce blog furent les cailloux du petit Poucet. Vous êtes ici... Exutoire un jour, journal intime le lendemain, je sentais bien que ce n'était plus comme avant, mais je conservais l'espoir d'un retour à la normal. Aujourd'hui, j'ai compris que le deuil n'était pas une maladie. Il n'y a pas de remède. Plus le temps passe, plus l'expression "faire son deuil" m'agace. J'ai basculé dans un autre monde, et même si je peux apprendre à vivre dans l'ancien monde, ce ne sera que du cinéma... 

Dîtes-moi où habite la lumière et quel est le lieu des ténèbres. 

C'est par cette phrase du livre de Job que j'ai plongé dans l'ouvrage "Notre solitude" de Yannick Haenel [1].

 Avant, j'aurais pu écrire une critique normale, sans parler de Sonia. Mais ça c'était avant. S'il est question du procès des attentats de janvier 2015, il est surtout question de la voix des morts. J'ai hérité de Sonia, de ses dessins, et tout rassembler me prendra des années. Je prends plaisir à rechercher des photos, à les partager. Les souvenirs reviennent. La plupart sont agréables et donnent naissance à une douce mélancolie.  Quand je trouve une nouvelle création, je cherche une date, un indice pour voir si cela vient de l'étudiante, de la lycéenne ou de la collégienne. 


Il y a un an, les chroniques de Yannick Haenel illustrées par François Boucq étaient quasiment ma seule source d'information sur le procès. Je ne les lisais pas tous les jours, mais la plume de l'auteur changeait de l'écriture journalistique et il y avait une richesse dans les portraits des accusés ou des victimes que je ne trouvais pas ailleurs. Quand l'ouvrage reprenant toutes les chroniques est paru, je l'ai acheté, non pas pour le lire, mais comme un document historique [2]. "Notre solitude" peut-être vu comme le récit de la gestation  puis de l'accouchement douloureux de ces chroniques, mais ce serait très réducteur...


Si j'ai le poids de Sonia sur mes épaules lorsque je parle d'elle en prenant soin de ne pas trahir sa pensée, ni de la présenter comme un ange ou une fée, Yannick Haenel a non seulement le poids des morts de janvier 2015, mais aussi le regard des survivants dans son dos. Quand tout le monde avait rangé sa pancarte "Je suis Charlie", il a fait partie des rares auteurs à accepter d'envoyer de temps en temps un texte à l'hebdomadaire. Ne faisant pas partie de la rédaction décimée avant les attentats, il n'est pas partie civile. Riss lui a demandé de couvrir le procès en mettant en avant son regard extérieur. Au fil des pages, il raconte comment ce voyage dans les ténèbres fut difficile, mais aussi comment il a vu la lumière apportée par Zarie Sibony, qui travaillait à l'Hyper Casher où quatre personnes ont été tuées : Philippe Braham, Yohan Cohen, François-Michel Saada et Yoav Hattab. 

Je crois qu'il y a à travers la parole une puissance qui assimile le deuil à la lumière : les morts ne disparaissent pas tant que les vivants parlent d'eux. Ce que l'on appelle la bénédiction n'appartient pas qu'aux religions : elle est cette part favorable qui habite la parole et qui s'offre à celles et ceux qui s'y rendent disponibles. (p147)

J'ai mis de longs mois à comprendre que j'étais la voix de Sonia, ou plutôt l'une des voix. Ses combats sont devenus les miens. A travers l'atelier d'écriture de Megan Devine [3], en lisant d'autre blogs de parents endeuillés, j'ai réalisé à quel point j'avais eu tord de penser qu'évoquer le nom d'un enfant disparu pourrait faire du mal à ses proches. Je pense tout le temps à Sonia. Que l'on me parle de sa vie ne va pas ouvrir une cicatrice, au contraire, c'est de la pommade, une manière de me dire que l'on ne l'oublie pas.

Yannick Haenel l'a compris dès les premiers jours du procès, après une soirée cauchemardesque suite à la diffusion des images de la tuerie. Quand il chute dans une flaque d'eau en rentrant tard le soir, ivre avec une page blanche, le lecteur tombe avec lui dans cet abîme.

J'écrivis, car je ne cessai pas d'écrire de quatre heures à sept heures, d'un seul souffle, sans relever la tête, que les morts ne meurent pas tant que nous parlons d'eux, et qu'en vivant à l'intérieur de notre parole, ils sont là pour toujours. (p70)

C'est cette éternité qui est importante, celle qui se trouve dans la trace laissée dans un journal, dans un livre, ou dans les archives judiciaire. L'expression "faire son deuil" m'est insupportable parce qu'elle me donne l'impression qu'il faudrait que j'atteigne ce moment où je ne parlerai plus de Sonia, comme elle invite à oublier  Frédéric Boisseau, Franck Brinsolaro, Cabu, Elsa Cayat, Charb, Honoré, Bernard Maris, Ahmed Merabet, Mustapha Ourrad, Michel Renaud, Tignous, Wolinski ou encore Clarissa Jean-Philippe. Il n'y a pas de deuil à faire, juste un statut d'endeuillée à assumer, comme une responsabilité, le fait de se montrer digne, à la hauteur, et de tenir la barre au milieu des ténèbres, guidée par une  lumière, un fil rouge... 

Dîtes-moi où habite la lumière et quel est le lieu des ténèbres. 

Au fil des pages, j'ai trouvé beaucoup d'humanité, en particulier dans le portrait des terroristes, enfermés comme des animaux dans leur cage, ce qui a rendu Yannick Haenel honteux. 

Lorsqu'on refuse violemment l'existence des autres, ils ne font plus que vous envahir. Vous vous êtes mis en cage tout seul. 

A plusieurs reprises, il insiste sur le vide de l'existence de ces petits trafiquants. Les frères Kouachi ont joué à la console pendant deux ans. La DGSI n'a pas jugé utile de continuer à surveiller des pantouflards. Les propos des complices sont semés d'embrouilles, de contradictions, et trahissent l'ennui de ceux qui ne font que traîner toute la journée.

Ce qui je découvris alors n'était pas beau à voir, car on n'entretient pas si impunément de si mauvais rapports avec le langage : il finit par vous pourrir l'esprit. C'est ce que je voyais au cœur de cette longue nuit qu'aura été le procès : le reste que produit la parole pauvre, le dépôt de la parole souillée. (p97) 

Il est une heure du matin. J'ai commencé à écrire ce billet de blog vers 21h30, sans trop savoir où j'allais. "Notre solitude" de Yannick Haenel m'a fait du bien. Il me semble important de partager cet écho que j'y ai trouvé, cet encouragement à écrire et à être la voix de Sonia, y compris dans le silence.  


  1. Y Haenel, Notre Solitude, Les échappés, 2021
  2. F Boucq, Y Haenel, Janvier 2015 - Le procès, Les échappés, 2021. 
  3. Writing Your Grief

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