Algèbre

Ce petit livre de la sélection du prix scientifique 2017 [1], ne paye pas de mine. Le titre "algèbre" risque d'en rebuter plus d'un.


 Le récit s'ouvre sur un amphithéâtre de l'université d'Orsay, le 13 mai 1968. On y découvre Alexandre Grothendieck. Au fil des pages, on rencontre son père, Sacha, anarchiste russe qui n'a "Ni Dieu ni Maître", juif déporté à Auschwitz en 1942. Sa mère, Johanna, protestante, qui abandonnera ses enfants en 1933 à Berlin pour les sauver.  "Stricte et autoritaire, elle encourage ses enfants à ne pas saluer les gens ni à leur serrer la main, trop petit bourgeois, dit-elle".

Alexander Grothendieck naît le 28 mars 1928. Son enfance ressemble à celle des gosses de banlieue, avec une histoire familiale complexe, des encrages multiples en Russie, en Allemagne, puis en France plus tard. 
En 1935, il découvre l'école et reçoit comme commentaires : "Élève agité []. Doué et talentueux en dépit d'une tendance à parler à tord et à travers." Si on le traduit en langage employé dans l'éducation de nos jours : "EIP avec TDAH. L'école ne sait pas gérer. Allez voir un psy, une orthophoniste, etc, etc..." dans les milieux aisés ou simplement "hyperactif. Bourrez-le de médicaments, sinon j'en veux pas en classe." en ZEP. Je me souviens d'une institutrice qui traitait d'idiot du village un élève de CE2 parce qu'il lui avait répondu qu'il était possible de calculer 2-4.". Combien de génies comme Grothendieck sont détruits par des incompétents, devenus enseignants sans l'avoir voulu, croyant qu'il existe une norme, et que tout enfant dont l'image ne correspond pas à ce profil moyen est ingérable. 

Le récit fourmille d'anecdotes de ce type, qu'il s'agisse du professeur de math qui met 0/20 à une démonstration de géométrie correcte mais différente de la solution du manuel, ou de la licence obtenue de justesse à Montpellier "Chourik est nul en calcul" ajoute l'auteur. Mon petit doigt me dit que certains ont dû apprécier modérément son écriture, pourtant prolifique comme en témoigne les manuscrits mis à disposition cette semaine [2]. 


La plume de Yan Pradeau peint des instants, des échanges, nous donne l'impression d'être là, un peu dans le secret de la création de l'IHES ou du refus de Grothendieck d'aller chercher la médaille Field à Moscou. On découvre l'histoire des mathématiques, le milieu universitaires et ses luttes de pouvoir, mais aussi le reste, c'est-à-dire la vraie vie avec le militantisme. Il épluche les 900 pages de "Récoltes et semailles", preuve du travail de titan qu'a dû nécessiter la rédaction de cette bibliographie romancée. 



Dans cette vidéo, Yan Pradeau évoque les "déclassés par le haut" décrits par le sociologue Hoggart [4], comme ceux qui subissent le déracinement, perdent leur sentiment d’appartenance à un groupe d'origine par l'effet de l'ascension sociale (élève boursier, autodidacte). Tout au long du récit, on ressent cette empathie avec le génie hors norme et cette remise en question de l'excellence à la française, avec des premiers de la classe, sages, méthodiques, à l'écriture lisse, obéissants au professeur, sans remettre en question l'Education Nationale, comme Richard dans la BD "On a plate" [5].

Pour conclure, Algèbre, de Yann Pradeau, c'est comme le tardis du Dr Who, bien plus grand à l'intérieur, et très encourageant pour tous les enfants exceptionnels qui ont de mauvaises notes (ou pas). 
  1. Voir la critique de la BD "Le Mystère du monde quantique". 
  2. Archives Grothendieck à Montpellier
  3. Alexandre Grothendieck, Récoltes et semailles
  4. Abou Salam Fall, Bricoler pour survivre, p48.
  5. Toby Morris, On a plate.

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