Je viens de terminer la lecture du dernier roman de Michel Houellebecq, et je suis en colère, oui, vraiment. Ce qui suit n'est pas une critique, plutôt une note de lecture, qui dévoile l'intrigue du roman.
Travail bâclé des journalistes.
"Sérotonine" ne ressemble pas à ce que la presse en a fait. J'ai vu des reportages sur la ville de Niort. Et alors ? Si Florent Claude Labrouste, le narrateur, trouve cette ville laide, c'est son droit. Et on s'en fiche. Le vrai sujet ce n'est pas non plus le fait que Houellebecq se soit amusé à dépeindre un héros homophobe, une pute japonaise ou un ornithologue allemand pédophile. Ce que raconte le roman est bien plus grave. Il parle du suicide des agriculteurs en particulier et du besoin d'antidépresseurs pour tous.Le personnage d'Aymeric m'a rappelé ce cri d'un éleveur Bressan, qui se verse un salaire de 700€, dont le frigo est rempli par sa mère âgé de 70 ans.
En France, un agriculteur se suicide tous les deux jours et tout le monde s'en fiche. Alors oui, c'est peut-être plus facile d'interroger le maire de Niort sur le thème "Il a écrit que la ville était moche" que d'aller à Montrevel-en-Bresse parler de volaille à Aloïs Gury en posant de vraies questions. Même si Macron n'a pas mangé les poulets de Bresse ici de cet élevage là, cela ne change rien au problème.
Page 248, Florent Claude Labrouste conseille à son ami Aymeric, de laisser tomber son exploitation.
"Là, il y a un peu plus de 60000 éleveurs laitiers. Dans 15 ans, à mon avis, il en restera 20000. Bref, ce qui se passe en ce moment avec l'agriculture en France, c'est un énorme plan social, le plus grand plan social à l'heure actuelle, mais c'est un plan social secret, invisible, où les gens disparaissent individuellement, dans leur coin, sans jamais donner matière à un sujet pour BFM".Si tout le temps passé à interroger les habitants de Niort avait été consacré aux éleveurs laitiers, il y aurait eu matière à sujet pour BFM et les autres...
Enfin, ne mettons pas tous les journalistes dans le même panier. Il en est un, à "La Vie" qui a abordé ce problème. C'est José Bové [1]. Quoi ? Il n'est pas journaliste ?
Une chute inexorable.
Du début à la fin, tout va vers la chute de l'individu. Houellebecq calcule même la durée d'une chute d'une hauteur h=100m : 4 secondes 1/2 ou 5 si on compte les frottements de l'air. La vitesse d'arrivée sur le sol ? 159km/h. J'ai vérifié, c'est exact.
En 5 secondes, on n'a pas le temps de réfléchir, surtout si l'on a but du Calvados avant. Les individus vont mal, mais ils ne comprennent pas les mécanismes qui les ont entraînés dans cette solitude dépressive. Une séparation, quand il y a des enfants, on ne peut pas passer à autre chose. Le divorce a des conséquences financières qui peuvent fermer toutes les issues de secours.
Est-ce la faute à l'Europe, la faute à la mondialisation ? Florent Claude Labrouste ayant travaillé à la gestion de crise chez Mosanto et en tant que contractuel auprès du ministère de l'agriculture, il a une vision globale que n'ont pas les français qu'il est censé défendre.
Si des journalistes ont lu la phrase sur Niort page 45, ils ont dû au moins lire ce passage page 29.
[..] j'étais en effet parti avant d'avoir remis ma note de synthèse sur les producteurs d'abricots du Roussillon, dégoûté par la vanité de ma tâche, dès que les accords de libre-échange actuellement en négociation avec les pays du Mercosur seraient signés il était évident que les producteurs d'abricots du Roussillon n'auraient plus aucune chance, la protection offerte par l'AOP "abricot rouge du Roussillon" n'était qu'une farce dérisoire, le déferlement des abricots argentins était inéluctable, on pouvait d'ores et déjà considérer les producteurs d'abricot du Roussillon comme virtuellement morts, il n'en resterait pas un, pas un seul, même pas un survivant pour compter les cadavres.
Enfin, si, il y a au moins un article qui parle de ce passage [2]. Que les argentins produisent peu d'abricots, admettons. Cependant, l'argument de la non concurrence à cause des saisons est idiot. Voir apparaître les fruits sur les étals des marchés au fil des mois est un bonheur. Je vais acheter des melons, des abricots en juin, parce que je n'en ai pas vu depuis 10 mois. Quant à l'AOP, j'avoue y prêter peu d'attention, ce qui n'est pas le cas de la provenance. Par exemple ce matin, aux Ulis, courgettes et tomates venaient du Maroc.
Captorix, Capton DL et compagnie moldave.
Sur France Bleu, la présidente de l'AOP Abricot Rouge du Roussillon semble optimiste [3]. Vit-elle, comme Florent Claude Labrouste, grâce à des particules qui sont des inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine ? Le Captorix, antidépresseur décrit par Houellebecq n'existe pas [4]. C'est bien dommage d'ailleurs pour toutes les femmes agressées sexuellement. S'il existait un tel produit qui réduit en même temps la libido des dépressifs et autres malades, les jeunes thaïlandaises se porteraient mieux. Les escort girls moldaves auraient moins de clients, il faut choisir...
A l'heure où j'écris ces lignes, je viens de recevoir la lettre aux Français d'Emmanuel Macron [5].
Qu'est-ce qu'il a pris ? S'il pensait "toujours" qu'il fallait revoir le modèle de développement, Nicolas Hulot n'aurait pas démissionné, et il n'aurait sans doute pas autorisé le ministre de l'écologie à faire un aller-retour en Chine pour y rester moins d'une journée. La visioconférence, ça existe. Il n'a pas été élu sur un projet, mais pour faire barrage au FN. A l'heure où j'écris ces lignes, je viens de recevoir la lettre aux Français d'Emmanuel Macron [5].
[..] Chacun partage le destin des autres et chacun est appelé à décider du destin de tous : c’est tout cela, la Nation française. [..]
Je n’ai pas oublié que j’ai été élu sur un projet, sur de grandes orientations auxquelles je demeure fidèle. [..]
Je pense toujours que l’épuisement des ressources naturelles et le dérèglement climatique nous obligent à repenser notre modèle de développement [..]
Au tout début du roman, page 12, la phrase suivante m'a beaucoup amusée, et me conforte dans l'idée de la similitude entre Macron et Ben Abes, le président de Soumission [6].
"Il me semble qu'Emmanuel Macron était président de la République".
Est-ce qu'une lettre au français ou un grand débat national va diminuer le nombre de suicides chez les agriculteurs ? Est-ce qu'investir dans les savoirs et la recherche va permettre à Aloïs Gury de gagner plus de 700€ par mois ?
Je pense toujours que nous devons rebâtir une souveraineté industrielle, numérique et agricole et pour cela investir dans les savoirs et la recherche. [..]
La question de la biodiversité se pose aussi à nous tous. Comment devons-nous garantir scientifiquement les choix que nous devons faire à cet égard ? Comment faire partager ces choix à l’échelon européen et international pour que nos agriculteurs et nos industriels ne soient pas pénalisés par rapport à leurs concurrents étrangers ?
11 victimes
Dans "Sérotonine", un face à face tendu entre agriculteurs armés et CRS fait 10 morts chez les agriculteurs et un chez les CRS. C'est le passage le plus dur du récit, qui intervient à un moment où la tension est maximale. C'est peut-être à ça que l'on reconnait un grand écrivain. On a du mal à lâcher son livre, on a peur, on est scandalisé, effrayé.Portrait du ministre de l'intérieur réalisé à partir de portraits de “celles zé ceux” qui ont été blessés dans les manifestation (auteur : Loic De Paujantec) |
Pourtant, combien y-a-t-il eu de décès depuis le début du mouvement des gilets jaunes le 17 novembre ? 10... On n'est pas loin du compte. Est-ce que Macron a une seule pensée pour elles dans sa lettre ? Non, les mots "victime", "décès", "accident" n'apparaissent pas. Il dit n'accepter aucune forme de violence, mais c'est tout, il n'insiste pas, ne cite pas Mandela, Gandhi ou Luther King.
Pourquoi est-ce que les victimes fictives sont plus choquantes que les victimes réelles ? Parce qu'il y a un personnage auquel le lecteur s'est attaché ? Parce qu'un piéton écrasé, c'est juste un accident, surtout s'il a un gilet jaune, ce n'est pas comme si on lui avait tiré dessus.
Le sens de l'effort
J'ai un rêve, "I have a dream" comme dirait Martin Luther King, celui que les agriculteurs, les gilets jaunes puissent prendre le temps de lire "Sérotonine", ou du moins de survoler quelques passages. Isabel Malsang Salle, journaliste à l'AFP a sélectionné des passages liés à l'agriculture sur son fil Twitter [7]Les politiques devraient le faire également. Ils auraient une idée de ce que vivent certains français. Mais cela leur demandera quelques efforts pour dépasser les aspects superficiels et ne pas s'arrêter à Niort.
Une pensée pour la famille de Thomas Gretener [8] et à toutes les victimes des violences, qu'elles soient de nature politique ou policière.
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- Lettre aux français
- De Soumission aux gilets jaunes.
- Isabelle Malsang Salle.
- Auf Wiedersehen Thomas.
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