Cancer du samedi matin

Samedi matin, ce n'était pas la grande forme. Je venais de terminer le livre de Maryse Wolinski "Au risque de la vie" [1]. J'étais persuadée d'avoir un cancer. J'étais trop fatiguée pour être au cours de chinois à 8h30 et aucune envie d'aller au  club "Mauvais genre" rebaptisé "Interdit au moins de 16 ans" de la médiathèque des Ulis à 11h. 


Skyfall tournait en boucle dans ma tête "C'est la fin... Je me suis noyée... Laisse le ciel tomber... Quand il s'effrite, on gardera la tête haute..." 


En général, le samedi matin, je me levais vers 7h30, je traînais en regardant les nouvelles en prenant mon petit déjeuner. Vers 8h15, j'étais déjà en retard mais toujours à la maison. 
Si j'entendais des mouvements dans la chambre de Sonia, j'entrouvrais sa porte. Si elle était réveillée, je lui demandais comment elle allait, éventuellement je lui proposais un petit déjeuner au lit, puis je filais à Courdimanche à une heure où le cour avait déjà commencé. 
S'il n'y avait pas de bruit, je quittais l'appartement le plus discrètement possible, et je filais à mon cours, tout en sachant que j'étais déjà en retard... 

Pendant le confinement, les cours avaient lieu via Discord. En général, Sonia était réveillée et révisait. Je m'installais dans ma chambre ou au salon, de manière à la déranger le moins possible.


Hier, ce n'était même pas une question de traîner les pieds... J'étais aussi réveillée à 7 heures, mais j'étais KO. Je n'avais pas touché un texte de chinois depuis le décès de Sonia, et lire n'importe quel caractère ressemblait à une plongée au fond de ma mémoire à la pêche d'un truc que j'ai su il y a une éternité. Il n'y a pas encore 3 mois que mon ciel s'est écroulé, que tout s'est effrité et que les seuls kanji que j'ai vu sont ceux du générique d'Avatar. Mon cerveau n'a pas encore jugé nécessaire de reconnecter les neurones correspondant au chinois... Admettons... Mais le reste du corps ? Pourquoi ne suit-il pas ?  


Suite au décès de Sonia, plusieurs personnes m'avaient mis en garde contre les risques de cancer. Dans son livre "Au risque de la vie", Maryse Wolinski cite Khayat [2] pour faire le lien entre l'attentat de Charlie et le liquide pleural qui envahit son poumon droit (cancer diagnostiqué automne 2016). Par un magnifique biais de confirmation, mon cerveau ne pouvait que confirmer que j'avais le cancer en lisant page 134 :
 [sur 250 femmes atteintes du cancer du sein,] 156 d'entre elles avaient été affectées par un drame psychologique majeur quelques temps avant le diagnostic.  [..] les ouvriers dépressifs avaient deux fois plus de risque de développer une maladie comme le cancer et deux fois plus de risque d'en mourir. 

Au détour d'un article de Voici sur Véronique Jannot soignant un cancer par l'homéopathie, j'ai posé naïvement la question sur Twitter. La réponse fut sans appel : 

A 15 heures, j'allais beaucoup mieux. Mon cancer du samedi matin avait disparu. Enfin, j'ai certainement des cellules qui ont commencé à se diviser n'importe comment depuis pas mal de temps, cinquantaine oblige... Mais si on me diagnostique un cancer demain ou dans un an, le décès de Sonia n'y sera pour rien. Les cellules cancéreuses sont là depuis 5 ou 10 ans. 

Avant de rédiger ce billet, je me suis demandée si j'avais le droit de parler du cancer de Maryse Wolinski ou si ça pouvait être considéré comme un spoiler. J'ai alors découvert qu'elle avait eu un cancer du sein en 2013. 

Elle n'en parle pas dans le livre, parce que ça ne sert pas au roman qu'elle veut raconter en établissant un lien de causalité entre les attentats de Charlie Hebdo et son état. Peut-être que cette omission n'est pas volontaire. Si j'ai oublié les caractères chinois, elle a pu oublier ce qui s'était passé avant le 7 janvier. Elle fait ce qui s'appelle en science du "cherry picking", c'est à dire qu'elle pioche les informations qui l'arrangent. J'ai été étonnée que les études citées par Khayat en 2018 datent des années 80. J'ai eu une explication :  

Lire l'excellent article de Florian Gouthière "Ni le stress, ni le deuil ne font naître les cancers" m'a remise sur pied et sur le bon chemin...  Les premiers cancers sont diagnostiqués entre 40 et 60 ans. Or c'est aussi à cet âge qu'un individu voit des proches décéder, ou vit des séparations douloureuses. Ces deux choses n'ont rien d'autre en commun. 

La guérison d'un cancer peut être plus compliquée suite à un deuil, parce que l'on pense moins à consulter son médecin, que l'on suit moins facilement un traitement ou que l'on a des conduites à risque (alcool, drogue), mais ce n'est pas directement lié au deuil. 


Une fois le cancer du samedi matin écarté, que retenir de l'ouvrage de Maryse Wolinski ? Tout d'abord, il m'a appris à apprécier l'oeuvre de Georges Wolinski quand j'ai compris que c'était Maryse qui était représentée et non "la femme". 


Je pourrais même trouver certains croquis féministes... Presque...  
Cette une faisant référence aux résistants qui ont tondu des femmes soupçonnées d'avoir eu des relations avec les allemands ne représente pas Maryse... 


La première partie "au risque de la vie" est un entretien avec Chérif Kouachi, souvent raconté à partir de cauchemars. L'auteur retrace son parcours, avant le 7 janvier, le 7 janvier et après. Il me semble qu'il y a des choses qui n'étaient pas connues du grand public, mais peut-être avais-je oublié ? 

J'y ai retrouvé la puissance de l'amour, qui perdure après la disparition de l'être aimé et l'impossible résilience. 

Elle cite beaucoup Victor Hugo et en particulier le discours sur la mort lors du décès d'Emily de Putron, la fiancée de son fils. [4]
"la mère ne consent pas à perdre à jamais son enfant. Ce refus du néant est la grandeur de l’homme.

 

[..] Le prodige de ce grand départ céleste qu’on appelle la mort, c’est que ceux qui partent ne s’éloignent point. Ils sont dans un monde de clarté, mais ils assistent, témoins attendris, à notre monde de ténèbres [..] 

 

La beauté de la mort, c’est la présence. Présence inexprimable des âmes aimées, souriant à nos yeux en larmes. L’être pleuré est disparu, non parti. Nous n’apercevons plus son doux visage ; nous nous sentons sous ses ailes. Les morts sont les invisibles, mais ils ne sont pas les absents. 
Face à la violence de l'attentat, il y a quelque chose de très doux dans la prose de Maryse Wolinski, comme un contraste, comme un printemps... 


 
  1.   Maryse Wolinsky, Au risque de la vie, Seuil, EAN 9782021448474
  2. David Khayat, L'Enquête vérité, Albin Michel, EAN13 : 9782226393579
  3.  Florian Gouthière "Ni le stress, ni le deuil ne font naître les cancers".
  4. Victor Hugo "Actes et paroles/Pendant l’exil/1865
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