Le silence de mon père

Récit autobiographique, cathartique, « Le silence de mon père » raconte non pas une histoire particulière, mais quelque part, la mienne, celle de mes voisins, celle de millions de terriens, qui un jour, ont quitté un endroit de la planète, pour se rendre ailleurs, en avion dans le meilleur des cas, dans une embarcation de fortune dans le pire des cas.



Etre mère

Combien de mamans se reconnaîtront dans cette description ?
« Ma mère s'est drapée dans le silence. C'était son bouclier dans la tristesse. Ma mère est d'une génération et d'une culture où l'on ne parle pas. Parler, c'est perdre la face. C'est la honte. C'est pleurnicher et se complaire. Un truc de mauviette, un truc de riches. Un truc de "Français". »

J'ai rencontré d'autres mères quand je le suis devenue…
Je me suis rendue compte que les hommes qui fuient dès la naissance du premier enfant sont légion, presque une épidémie, voire la normalité. D'une manière caricaturale, j'avais l'impression que les rares femmes qui étaient en couple étaient celles qui ne travaillaient pas, n'avaient pas toujours le droit de sortir de chez elle sauf pour aller à la mosquée ou au centre Jean XXIII. Je me souviens m'être inscrite à un groupe de parole pour « maman solo » et m'être frappé le front en recevant l'invitation à la première réunion « Rester femme malgré tout ». Pourquoi serait-on moins femme lorsqu'un homme refuse d'assumer ses responsabilités ?


Claude Rifat, un ami aujourd'hui décédé, m'avait un jour expliqué son problème en Thaïlande : les hommes courent après les femmes qui courent après les enfants… Ici, la situation est plus complexe. Beaucoup d'hommes courent après la France, après une union avec Marianne qui représente le summum de la réussite, vu d'Afrique ou d'Asie.

Dossier administratif

L'intrigue du roman de Doan Bui, « le silence de mon père », se résume en une seule ligne tirée du journal officiel. Le monsieur est né français, puis est devenu citoyen du Sud-Vietnam à l'indépendance en 1954, avant de redevenir français dans les années 70. 

Contrairement aux familles logées par le SAMU social ou celles hébergées chez X ou Y, ce père a une adresse. Pourtant, sa fille s'est heurté aux mêmes files d'attente en préfecture, aux mêmes guichets, aux mêmes employés désagréables que les sans-papiers d'ici, pour obtenir une carte d'identité.

Je, banane

Au début de l'ouvrage, l'auteur explique que dire « je » est aussi un truc de Français. Son nom est celui de son père (Bui), puis celui de sa mère (Doan) lui sert de prénom, à la place de Thui, prénom vietnamien donné à la naissance, mais passé à la trappe.

Comme si c'était une revanche, elle utilise beaucoup la première personne, du singulier, comme du pluriel :
« Nous sommes, mon frère, mes sœurs et moi, des enfants banane. Jaune à l'extérieur, blanc à l'intérieur. Tous nés en France. De purs produits de la République française. Nous ne parlons pas la langue de nos parents. ».


Elle dit plus tard :
« Nous avions signé ce contrat de silence. Nous n'avions rien voulu voir. »

Du bruit, au détriment de la vie privée

Au fil des pages, on se rend compte que l'AVC du père qui le plonge en aphasie n'est pas le sujet de livre, voire que ça ne change rien. C'est juste un prétexte, qui fait que l'auteur s'est intéressée au passé qu'elle ne pouvait plus interroger en commençant par un "Au fait papa...". A plusieurs reprises, je me suis demandée si elle parlait d'un homme vivant ou d'un objet, un truc dans un fauteuil en face de la télé.
C'est en écrivant un articlede la revue XXI  qu'elle a pu obtenir des informations, à l'insu de son plein gré. Elle découvre (alerte spoiler) qu'elle n'est pas la première journaliste à parler de cet homme censé assumer une fonction de père dans les journaux, ni la seule à avoir été détruite par l'absence de parole, ou par l'absence physique.

Les deux personnages qui m'ont le plus touchée dans ce roman, ce sont ceux qui sont passés sous silence  : M. « la française » et sa fille « victime d'agissements graves, terribles, dont je tairai le détail par respect pour elle ».



Le coupable mis à nu

Par sa lâcheté, son manque de courage, sa couardise, ce « père » a brisé la vie de ses filles, de ses femmes ou amantes. On sent que l'auteur avait besoin d'écrire pour dénuder cet homme à qui elle n'a jamais voulu ressembler malgré sa myopie. 

Ce roman m'a fait du bien, et j'imagine que de nombreuses femmes se reconnaîtront dans ces pages. Mère ou fille, c'est une sorte de thérapie de groupe, des mots, des silences sur le thème « Oh, papa, quel scandale si maman savait ça. ».


Il n'y a pas de pardon, pas d'excuse possible. Doan Bui n'en cherche pas, à aucun moment. Il y a juste le silence, qui permet par exemple de partir en famille à Hanoï, pour réparer ce qui peut encore l'être.

Certains passages sont drôles, d'autres philosophiques, comme lorsqu'elle évoque un épisode d'Ulysse 31, où Télémaque et Thémis marchent sur un ruban de möbius.

« Nous sommes les enfants d'Ulysse 31. Nos vies sont le ruban de möbius. [..] Nous allons du rien au rien. »

Ce récit, éminemment féministe, part de rien, l'AVC d'un homme, pour aller à rien. Il se termine en queue de poisson par cette phrase « la mer avalera tout ».

J'ai pensé à la chanson de Noir Désir « Le vent l'emportera », et bien sûr au meurtre de Marie Trintignant battue par Bertrand Cantat, que certains s'obstinent encore à défendre sur le thème "c'est du passé". Doan Bui ouvre les plaies, montre les blessures du présent. Tout se cristallise autour d'agissements coupables d'un même homme, sans cicatrisation possible pour ces victimes.

A la fois intime et universel, ce témoignage est intemporel. 

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