Lettre à Yvette et Jo

Yvette, Jo, 

Vous êtes nés en 1923. Mamie, tu nous as quitté en juillet 2016 [1]. Joseph, en février la même année [2]. Vous aviez 16 ans quand la seconde guerre mondiale a modifié à jamais vos vies. Mes héros, comment regarderiez-vous ce qui se passe aujourd'hui ? 


Des petits jeunes, comme Jean-Marie Cavada (né en 1940), Alain Lamassoure (né en 1944) ou Marie-Christine Boutonnet (née en 1949) sont en train de faire une belle bêtise. J'ai déjà parlé du mépris des euro-députés envers le peuple européen, qu'ils traitent de populace [3]. J'ai écrit aux députés en leur expliquant la censure qui risque d'arriver en Europe [4], mais bon, tout ça est trop technique, trop long. 

Jo, j'ai fait ta connaissance à la fin du siècle précédent, sur un groupe Yahoo. Mamie, tu n'as jamais eu d'ordinateur. Tu as souvent été derrière nous pour regarder des photos ou communiquer avec tes petits enfants à l'autre bout de la planète. Tous deux, vous aimiez la langue française. Vous savez que les deux phrases ci-dessous ont des sens complètement différents : 
Il faut manger les enfants !
Il faut manger, les enfants !
Peut-être ne savez-vous pas vraiment ce qu'est un programme informatique, un algorithme ?
C'est un peu comme une recette de cuisine. On prend des choses en entrée : œuf, sucre, lait, chocolat...  ou des mots "il", "faut", "manger", "les", "enfants".


A partir de cela, on lance une série d'instructions. Des fonctions comme mélanger, pétrir, malaxer permettent d'obtenir une pâte. D'autres fonctions comme étaler, cuire vont transformer le résultat qui a été renvoyé par les premières fonctions.


Comme une recette, un algorithme peut être plus ou moins complexe. Même en étant doté de ce que certains appellent "intelligence artificielle", la machine ne sait pas tout transformer. Par exemple, il faut qu'un humain, à un moment ou un autre, ait programmé le fait que "Il faut manger les enfants !" relève du cannibalisme (On mange quoi ? Des enfants !) alors que "Il faut manger, les enfants" ou "Il faut manger la salade", ne pose pas de problème. [5]


Si j'ai besoin de vos lumières, Yvette, Jo, c'est parce que nous sommes dans une guerre, celle de l'information, et je n'ai pas d'armes pour me défendre intelligemment.

Yvette, par tes actions de résistance pendant la guerre, tu sais très bien que le moyen le plus simple pour empêcher une information de circuler est de couper le fil, de faire exploser un pont. Joseph répondra qu'il reste toujours l'aviation, les radars, la radio "Les sanglots longs des violons de l'automne..."

Justement, on risque de me demander un jour, de veiller à ce que personne n'écrive la première strophe du poème de Verlaine sur un des ordinateurs dont je m'occupe. Pour des raisons de droit d'auteur, il faudrait donc que j'écrive un programme, une recette de cuisine, qui vérifie que personne n'écrive ça  :
Les sanglots longs
Des violons
De l’automne
Blessent mon coeur
D’une langueur
Monotone.
Admettons que ce soit faisable. Il suffit de comparer lettre par lettre. C'est un peu comme une recette de salade. Il est très facile de comparer des chaînes de caractère.

  • Si quelqu'un écrit : L, c'est bon... 
  • Les... ok... 
  • Les sanglots longs ok... 
  • Les sanglots longs des violons de l’automne blessent mon cœur d’une langueur  ok... 
  • Les sanglots longs des violons de l’automne blessent mon cœur d’une langueur monoton  Il n'y a qu'un seul caractère de différence avec la chaîne que je dois interdire. N'est-ce pas un peu risqué de laisser cela passer ? Il va falloir qu'un chef militaire (ou un avocat) examine la situation. Est-ce que ça passe ou pas ? Et pour ma recette de cuisine, je vais avoir une décision à prendre. A partir de combien de caractères considère-t-on que la phrase est la même ?
  • Les sanglots longs des violons de l’automne blessent mon coeur d’une langueur monotone NON (sauf si c'est de la parodie ou de la citation, mais pour ça, la recette devient bien plus complexe, voire impossible : un robot n'a pas d'humour).
Si j'interdis aux utilisateurs d'écrire une telle phrase, ils trouveront une parade. Par exemple, ils la publieront sous forme d'image :


Et si j'étais un génie, que je disposais de puissance de calcul et d'algorithmes de traitement d'images pour interdire tout téléchargement comportant la première strophe du poème de Verlaine, les utilisateurs iront la déposer sur le serveur de Youtube, aux USA sous forme vidéo, ou encore sous Google Doc.


C'est une fiction ? Bien sûr que non ! Pour l'instant, c'est difficile voire impossible de lutter avec les services qu'offrent gratuitement les GAFA.

Le Laboratoire Leprince-Ringuet est une unité mixte de recherche CNRS / École Polytechnique. Il recherche un administrateur système et réseaux, ayant bac+5, et une à 4 années d'expérience, pour un salaire entre 2 139 € à 2 250 € brut mensuel selon expérience [6]. Si la personne aura pour tâche de veiller à la sécurité des systèmes, c'est-à-dire d'empêcher qu'un pirate écrive sur les ordinateurs du laboratoire, elle n'a pas pour but de veiller à ce que les utilisateurs légitimes ne téléchargent pas la prose de Verlaine.  Pour comparaison, un adminsys débutant chez Google gagne près de 100K€ par an. [7]

Excusez-moi, mamie, Jo, je m'éloigne de mon sujet... Si je résume, comme je suis une froussarde, que je ne veux pas prendre de risque, je vais interdire le téléchargement du poème de Verlaine sur mes serveurs en Europe, ou du moins embêter les utilisateurs, qui vont me répondre "T'inquiète pas, on va mettre ça sur Youtube, y'a pas de problème".

Youtube, c'est Google, donc avec des administrateurs systèmes nombreux et bien payés, et des développeurs encore mieux payés. Ils ont donc le personnel, la puissance de calcul, et tout le tralala pour vérifier le contenu. Il le fait déjà, les outils sont prêts, et il a plein de Youtubers, qui gagnent de l'argent grâce à la chaîne qui eux-aussi ont intérêt à défendre l'entreprise qui leur offre le gîte pour leurs création, et de quoi manger [9].

Bon, ça devient un peu technique, désolée mamie. Pour reprendre mon analogie, imagine que Pétain interdise que l'on entende "Les sanglots longs des violons de l’automne Bblessent mon cœur d’une langueur monotone" en France, et que le Général De Gaulle, prononce cette phrase à Londres. Que va faire Radio Londres pour ne pas être bombardée ? Elle va émettre partout sauf en France. Ce que menace de faire Youtube, c'est la même chose, interdire aux Européens de voir certaines vidéos. Menace en l'air ? Pas du tout. Pour restreindre l'accès à un site web, c'est quelques lignes dans un fichier. Par exemple si j'écris la ligne suivante dans la configuration d'un serveur web (sous apache), j'interdis l'accès à tous les ordinateurs du parlement européen (et même plus) :
require not host .eu 
Je n'ai pas besoin de recette de cuisine compliquée, juste d'une poubelle.


Ou à la limite, d'une barrière :

Mamie, Joseph, pourquoi s'embêter à faire des recettes compliquées pour satisfaire aux exigences de Jean Artuis (né en 1944), Bruno Gollnisch (né en 1950) ou encore Patrick Le Hyaric (né en 1957) quand il suffit de ne pas les inviter ?


Comme le chantent si bien nos voisins allemands, nous ne sommes pas des robots, "Wir sind keine Bots", nous ne défendons pas les GAFA en refusant les barrières, nous voulons juste éviter ça [9] :


C'est quoi le problème cette fois-ci ? Eh bien, parce que je suis en Europe, je n'ai pas accès au site https://www.kmov.com/ à cause de la protection des données personnelles (RGPD). Par exemple, dans ce billet, mamie, je donne ton année de naissance. Un règlement européen m'interdit de stocker cette information (et encore plus de la communiquer à d'autres) si je n'en n'ai pas besoin. Donc ce RGPD, est plutôt cool, c'est bien de protéger la vie privée, mais pourtant le monde entier ne peut pas se conformer à cela, et donc pour être dans les règles vis à vis de l'Europe, le plus simple est d'interdire l'accès.

Mamie, le web aujourd'hui, c'est un peu comme ton jardin quand j'étais petite, un endroit où il y avait toujours de la musique, soit parce que la radio était allumée, soit parce que tu chantais.


Comme le dit Marc Rees, ils veulent transformer cet espace de culture et de liberté en un supermarché, avec des rayons de CD que personne n'achète [10].


Joseph, si je me souviens bien, tu fus cadre chez Rhône Poulenc après la guerre. Tu sais que ce n'est pas en se refermant dans sa bulle que l'on défend son savoir-faire technologique, que l'on progresse... Alors oui, si un ingénieur à Polytechnique gagne des clopinettes par rapport à celui qui effectue le même travail chez Google, l'Europe ne risque pas de pouvoir concurrencer les GAFA où d'être en position de force avec des arguments "Si vous ne payez pas la presse, vous n'avez pas le droit de mettre des liens."
Dans mon précédent billet [3], j'avais parlé du député Robert Rochefort qui a plaidé coupable pour s'être masturbé dans un Castorama en présence d'enfants. Sur le fameux moteur français Qwant, voilà ce que je trouve dans les actualités quand je cherche son nom "Les demoiselles de Rochefort", et "Jean Rochefort". Les résultats sont complètement à côté de la plaque.


Nous voici revenus au temps de Radio Paris.


Si la directive sur le droit d'auteurs est votée telle que par les euros-députés, la bibliothèque est en feu. Nous disons "la bibliothèque est en feu" deux fois, à cause de l'article 11 (les liens vers Robert Rochefort) et l'article 13, dont voilà un extrait ci-dessous : 

Techniquement, je ne sais pas comment démontrer que j'ai fait les meilleurs efforts pour prévenir des téléchargements de contenu sous copyright. Paul Verlaine est mort le 8 janvier 1896, donc, j'imagine que ses poèmes sont libres de droit. Cependant, ai-je le droit de reproduire n'importe quel ouvrage reprenant la chanson d'automne ? Je n'en sais fichtrement rien, parce que je ne suis pas juriste, et je n'ai pas d'avocat autour de moi. Polytechnique, le CNRS, qui ont du mal à recruter des ingénieurs ne vont pas mettre des spécialistes du droit européen dans chaque labo. Alors on fait quoi ? On la boucle ? On accepte sans broncher ce trou noir culturel sur l'Europe ?


Mamie, Jo, vous avez lutté contre Hitler ou Pétain. Aujourd'hui ce sont les technocrates du parlement européen qui enfreignent nos libertés, qui nous isolent. Comment lutter ?
  
  1. E. Piotelat, Au revoir mamie, 07/2016
  2. E. Piotelat, Joseph Sigward, 02/2016
  3. E. Piotelat, Mobgate, 02/2019
  4. E. Piotelat, Aux chevaliers de la censure du net, 02/2019
  5. O. Ertzcheid, LE PROFESSEUR ET LE PROCESSEUR. LA MODÉRATION EST UNE PONCTUATION, ISSN 2260-1856, 26 février 2019, https://www.affordance.info/mon_weblog/2019/02/la-moderation-est-une-ponctuation.html
  6. Portail emploi CNRS.
  7. Google sysadmin salaries
  8. C Voitier, «Ils m'ont dit qu'Internet était en danger»: Comment Google mobilise les Youtubeurs contre l'article 13, le Figaro, décembre 2018.
  9. https://www.kmov.com/
  10. Pause commune.

Commentaires

Égide a dit…
Contrairement à ce qu vous semblez croire Jean-Marie Cavada, Alain Lamassoure et Marie-Christine Boutonnet ne sont pas ignorant des technologies de l'information et du numérique. Cela fait longtemps qu'ils suivent ça de très près. Certes ils ne connaissent pas grand chose des subtilités techniques, mais ils sont parfaitement conscients des enjeux et comprennent très bien les modèles économiques qui en découlent. Ils ont en haine Internet et le numérique dont ils savent que cela compromet les affaires des acteurs traditionnels des industries culturelles et des médias dont ils sont les fervents représentants.
En effet ils défendent âprement les intérêts des gestionnaires titulaires des droits d'exploitation des œuvres, c'est d'ailleurs à cela qu'ils consacrent exclusivement leurs activités politiques.
Le droit français de la propriété intellectuelle et du droit d'auteur se fonde uniquement sur une définition patrimoniale de la création. C'est un droit de propriété privée. Il favorise les exploitants de ces droits, fait peu cas des auteurs et des créateurs qui ont pour la plus grande partie délégués à des parties tierces l'exploitation commerciale de leurs créations en échange d'une petite rémunération au titre du droit d'auteur. Il ne reconnaît en rien le travail de création, seule la production finale compte quelque soit le travail et l'investissement qu'elle a nécessités.
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Pour conclure dans un entretien à Libération en septembre 2018 Jean Marie Cavada a déclaré, paraphrasant Proudhon :
Internet, c'est le vol.